Commandant

Un livre de Sandro Veronesi & Edoardo De Angelis

L’ami qui m’a recommandé le livre dont je vais vous parler est un de ceux avec qui je partage le goût suspect des histoires de sous-marins : « J’avais pensé à un Das Boot version spaghetti, j’ai dévoré le livre ».
1940, Atlantique : « Nous sommes des marins, des marins italiens, nous avons deux mille ans de civilisation derrière nous, et nous agissons en conséquence », dit le commandant Salvatore Todaro, en sauvant les marins du cargo Belge (la Belgique était alors neutre) qu’il vient de couler, contrevenant aux ordres explicites de sa hiérarchie qui lui commandait de ne jamais secourir de naufragés.
En 2018, l’amiral Giovanni Pettorino, chef des gardes-côtes italiens, dira que « sauver des vies en mer est une obligation légale et morale » puis citera Todaro en réponse aux injonctions du néofasciste Salvini pour justifier qu’il continuerait à porter secours et assistance aux migrants en détresse.
Le livre nous plonge dans l’ambiance à bord d’un sous-marin de guerre, en chasse, par un style et une qualité littéraire impressionnante – alors que le roman est écrit à quatre mains et que je l’ai lu traduit. Ce qui a peut-être facilité ce petit miracle littéraire est que c’est un roman polyphonique, chaque court chapitre étant le récit, le point de vue de l’un des protagonistes. Et puis il y a sans doute la traduction, que je trouve excellente. Le style qui, en français – je ne sais pas comment c’est en italien, mais je devine le texte original tout aussi excellent – est grandement le fait du traducteur. Outre le style, il parsème les pages de mots étranges, comme tarabêter (embêter, ennuyer), décesser, atouse (?), sampille (?)… qui rendent si bien le parler des divers protagonistes.
« Je sais qu’on devrait voir ces garçons à la peau lisse et au sourire insouciant plonger dans la mer pour pécher des perles alors qu’ils s’embarquent pour faire la guerre, je sais aussi qu’ils ne reviendront pas » (p. 31).
Les terribles risques à bord d’un sous-marin sont malgré tout de « bons moments, quand vous risquez votre vie, parce qu’il y a de la vie » (p. 41).
En attendant de passer Gibraltar pour gagner l’Atlantique – les colonnes d’Hercule, le détroit est tenu par les Anglais – l’attente est interminable, angoissante ; les repas qui pourraient sortir les hommes de la torpeur sont monotones… pour donner au lecteur une idée de la peine qui tenaille les marins, les auteurs alignent quatre pages de mets italiens, dont l’effet est de nous faire ressentir, par contraste, la monotonie de la tambouille du bord.
Les risques, ce sont les torpilles ennemies, les avions qui chassent, les plongées au-delà des limites théoriques du submersible pour y échapper, quand on en vient à dire que « l’art du marin, c’est mourir noyé ». Le sous-marin est un « vaste bazar, merveilleux et putride, c’est l’Italie » d’alors, fasciste. Commandant Le sous-marin est une machine, peut-être la plus symptomatique des machines, celle dans laquelle les hommes entrent tout entier et dont ils deviennent un rouage : « Les machines. Cette guerre est la guerre des machines. Et la paix qui un jour lui succédera sera elle aussi la paix des machines. L’avenir sera l’époque des machines qui aideront les hommes à prospérer, comme à présent elles les aident à se débarrasser des navires ennemis » (p. 123). Mais ces hommes croient encore qu’une « époque merveilleuse les attend ». Ils ne peuvent pas encore savoir ce que les machines font au monde. Il faut dire aussi que pour quiconque connaît la guerre, j’imagine, sa fin ne peut annoncer qu’une vie merveilleuse.
« Faites-les monter » (p. 129), ordonne le commandant Todaro quand il voit les chaloupes des naufragés. « Le crois-tu ? » demandera l’un des naufragés que le sous-marin vient de couler et qui maintenant les sauve, à un camarade : « Oui […] je l’ai regardé dans les yeux et je le crois, croire n’est pas une faute » (p. 147).
C’est un livre qui parle de l’honneur, une notion que l’humanisme doit reconquérir sur les flatulences réactionnaires. Nous devons faire les choses avec honneur. Nous devons revendiquer l’honneur ; conjugué aux principes humanistes, cela fait de beaux sillages de vie.
À des naufragés qui mettront la vie de tous en danger, Todaro inflige une punition qui atteindra leur honneur, des gifles. « L’acte inhumain qui n’a pas été accompli quand la guerre l’ordonnait, n’a pas été accompli non plus quand ces deux renégats l’auraient mérité ». Pourtant, c’est la guerre, et peut-être aurions-nous lancé le même geste que ces deux hommes, pour couler un sous-marin fasciste.
Le commandant d’un convoi anglais à propos du commandant du sous-marin : « Il ne tire pas il n’y a que moi qui tire il n’est pas en guerre il essaie seulement de sauver ces vies c’est-à-dire la chose la plus enthousiasmante qui puisse arriver à un marin et pour ça il a fallu qu’il me fasse confiance il s’y est risqué et maintenant il a besoin que moi aussi je lui fasse confiance et alors je lui fais confiance aussi nom de bois j’arrête moi aussi d’être en guerre parce qu’on ne peut pas faire la guerre tout seul et je lui fais confiance oui et j’ordonne un cessez-le-feu » (p. 182). La confiance suppose l’honneur, ce que l’expression « parole d’honneur » ou « sur mon honneur » traduit dans la culture populaire.
Avant que les marins italiens ne finissent par hisser un drapeau de la flibuste – ce que j’imagine appartenir au roman et non à l’histoire – il y aura un dernier miracle : les Belges à bord font des frites, les Italiens n’en reviennent pas.
Le commandant Todaro, sur le bonheur : « Pour ma part je ne partage pas cette obsession des philosophes pour le bonheur. Qu’est-ce que c’est au fond ? En aucun cas un but, au mieux une récompense. Pour un dur travail » (p. 202). À la question « mais qui êtes-vous donc ? », le commandant italien répondra : « Un marin. Comme vous ».
Et pour expliquer son geste, puisqu’il a dû le faire, il lance une malédiction qui, encore aujourd’hui, condamne beaucoup d’Européens apeurés, de politiciens rances et de technocrates amoraux : « On a toujours agi ainsi en mer, et on agira toujours ainsi. Et ceux qui ne le feront pas seront maudits » (p. 203).
Il paraît qu’un film est en préparation. C’est un grand livre.

PS : En exergue du livre, il y a une citation de Platon : « Il y a trois types d’hommes : les vivants, les morts, et ceux qui vont en mer ». Belle, elle est très probablement apocryphe, la plus approchante de cette époque étant d’Anacharsis, un philosophe du VIe siècle av. J.-C. On lui demandait si les vivants étaient plus nombreux que les morts. Il dit : « Mais d’abord, ceux qui sont sur mer, dans quelle catégorie les rangez-vous ? ». Mais peu importe, elle est belle et Platon est bien lointain.

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Commandant
Sandro Veronesi & Edoardo De Angelis
Grasset, 215 p.
Traduit par Dominique Vittoz
2023


Leo S. Ross
02 03 2024