Les colons

Un film de Felipe Gálvez

C’est un film dur qui montre la façon dont le Chili a colonisé le sud de l’Amérique. À la fin du XIXe siècle, quelques hommes d’affaires entreprennent l’élevage intensif de moutons sur les plaines de Patagonie et de Terre de Feu. Les Amérindiens – en Terre de Feu, les Selknam, aussi appelés Onas, « hommes du nord » par leurs voisins du sud, les Yámanas – gênent la production. Le film commence par montrer la pose de clôtures sur des terres qui avaient toujours été ouvertes et communes. C’est là un moment fondateur du capitalisme, qui s’est appelé le mouvement des enclosures dans l’Angleterre du XVIIe siècle. C’est le moment où des hommes s’emparent d’une terre ou d’une ressource naturelle et affirment : ceci est à moi. Ce qui avait auparavant été de toute éternité un bien commun devient propriété d’un homme, d’une famille, d’une personne morale. Et ce sont toujours des États qui ont accordé ou légitimé ces appropriations. En l’occurrence c’est le jeune État chilien – l’indépendance de la couronne espagnole date de 1818 – qui accorde la propriété d’immenses territoires du sud à José Menéndez, grand propriétaire dont on peut encore aujourd’hui voir le faste et la richesse à Punta Arenas, la grande ville du Sud chilien. Toutes les fortunes, toutes les histoires de succès économiques sont fondées sur un tel accaparement.
Au cours de cette même première scène se déchaîne la violence d’un sinistre personnage qui deviendra l’un des principaux protagonistes de l’histoire, Alexander MacLennan, soldat britannique (écossais) au service des Menéndez : la brute en uniforme exécute un ouvrier blessé lors de la pose des fils de fer barbelés. Et bientôt ce même soldat surnommé dans la région  « el chancho colorado » – le cochon rouge – sera chargé par le propriétaire terrien de débarrasser sa propriété des Amérindiens qui coupent ses barbelés et mangent occasionnellement quelques-uns de ses moutons. En les tuant. Rétribution sur présentation de preuves : les oreilles coupées des cadavres. Voilà posé, dès le début du film le terrible triptyque sur lequel reposent tous les États, toutes les fortunes : appropriation de ressources naturelles, violences et exploitation des travailleurs, extermination ou soumission des peuples qui ne se soumettent pas à ces logiques.
Le film met en avant un métis, embauché pour accompagner le tueur d’Indiens, qui représente parfaitement l’entre-deux schizophrénique que vivent les sang-mêlé dans les colonies. Le jeune État chilien, qui s’est construit sur la libération du joug de l’Espagne, veut montrer qu’il respecte tous ses habitants. Intervient alors un parlementaire – ou un fonctionnaire – qui s’oppose aux propriétaires, défend la cause des indigènes spoliés et massacrés. Mais bien vite on comprend, il le dit clairement, qu’il ne remet pas en cause la propriété des Menéndez, accordée par l’État, ni leur liberté de l’exploiter. Exploitez les Indiens ; simplement, ne les abattez pas à coup de fusil. Cette figure réapparaîtra vers la fin du film et montrera froidement à quel point cette sorte d’humanistes réformistes ne s’intéressent finalement qu’aux apparences de justice, qu’à l’image de l’humanisme.
Les colons C’est un film dur parce que c’est un film qui raconte une histoire vraie, qui évoque des personnages historiques. Le Chili, l’Argentine et les propriétaires terriens ont perpétré un véritable génocide des peuples de Patagonie – Yámanas, Selknam, Kaweskars, Chonos – qui ont été complètement anéantis. Rares sont les peuples à vraiment disparaître. En général ils se mélangent et se fondent avec ceux qui arrivent. Les peuples nomades du sud de la Patagonie ont disparu.
Mais il y a de l’air, dans ce film au scénario impeccable et au jeu parfaitement maîtrisé. De l’épique et des airs de western, les paysages, la nature, superbement filmée – peut-être en véritable pellicule argentique, je n’ai pas fait attention sur le générique, mais j’en ai eu l’impression. Cette nature qui semble, en Patagonie, conserver quelque chose d’insaisissable, d’indomptable, malgré toutes les obsessions dominatrices des hommes. Le réalisateur, Felipe Gálvez, a évoqué un tournage compliqué, du fait du climat, mais aussi parce que « la Terre de Feu appartient toujours à la famille Menéndez ».
Les personnages sont des allégories des diverses composantes de cette tragique histoire.
D’ailleurs, faisons une digression dans l’univers des critiques. J’en ai lu une, dans Le Monde, où il était dit : « Chacun [des personnages] se fait l’incarnation d’une entité trop générale : les deux maîtres, de l’esprit colonial, délivrant à loisir des énoncés racistes, machistes et viandards, l’Indien, du témoin autochtone silencieux, le regard écarquillé sur les événements. À ce degré de littéralité signifiante, il devient difficile pour un film de faire vraiment mouche ». Ce type de reproches est très courant – je l’ai souvent entendu, par exemple, à l’encontre des films de Ken Loach. Je les trouve particulièrement injustes et peu pertinents lorsque cette « littéralité signifiante » est un choix assumé d’un réalisateur, d’un écrivain. Je lis souvent entre les lignes de ces critiques un refus inconscient de savoir apprécier une représentation du monde épurée en ses lignes essentielles. C’est-à-dire à savoir apprécier l’engagement. Le monde et les humains sont complexes, on ne le sait que trop. Mais parfois il est bon de « faire mouche » en soulignant l’essentiel, en épurant la complexité et l’introspection nombriliste qui, souvent, cantonne dans un flasque relativisme. Les colons le fait.
Un couple se forme, rude et taiseux, dans lequel j’ai vu la figure d’une sourde résistance, faible, mais continue, aux pouvoirs et à ses violences. Alors, malgré l’âpreté d’une histoire que nous savons avoir été réelle, le film ne s’englue pas dans le pathos ; il aurait au contraire tendance à éveiller la vigie de la révolte. Enfin, en écho aux jours présents, je n’ai pu m’empêcher de voir dans ce film, en pleine guerre en Palestine, un rappel tragique et cinglant que tous les États se sont construit et se construiront toujours sur des pratiques de domination et de colonialisme, qu’ils soient coloniaux ou issus de la décolonisation.

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Fiche technique : https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Colons_(film)



Leo S. Ross
21 01 2024