Rhinocéros blanc

Décembre 2014, il ne reste que cinq rhinocéros blancs dans le monde. Cinq. Deux sont dans des zoos, et trois dans une réserve en Afrique. Je n’ai aucune affinité particulière avec les rhinocéros blancs, mais quand j’ai lu ça j’ai cru me noyer dans ma propre tristesse. Avec le temps, j’ai appris à y nager ; alors j’ai survécu. Mais depuis, je me sens un peu l’un de ces derniers rhinocéros, légèrement ventru, la peau dure comme une semelle, un peu bas d’esprit mais somme toute paisible. Et, croisant un humain qui le prenait en pitié, voici ce qu’il a dit, ce rhinocéros dont j’ai adopté l’existence, ou qui a adopté la mienne, je ne sais plus…
« Laisse-moi tranquille, humain. Laisse-moi tranquille et passe ton chemin. Mais qu’est-ce que tu fais avec ton machin ? Tu crois que je vais te laisser faire ton putain de selfie avec moi ? C’est ça, recule… Tu sais quoi ? C’est ça ton problème ? Les photos tu les fais avec ta face en premier plan. En fait, c’est toi et toi seul que tu regardes, le monde n’est que ton paysage, ton contexte, ton décor. Tu en es arrivé à une telle vanité que tu te prends partout d’abord en photo, d’abord toi. Et tu sais quoi, c’est aussi le signe que tu n’as plus confiance en rien, ces photos de ta face délavée. Tu fais des preuves avec ces photos ridicules, tu veux prouver à tes congénères que tu étais là, et que tu as vu l’un des cinq ou six derniers rhinocéros blancs du monde. Mais tu sais quoi ? Retourne-toi et tu vas l’avoir ton selfie, un selfie en corne de rhinocéros dans le fondement… Quoi ? Oui… tu as raison, je t’en veux. Au début, j’étais triste et déprimé. Triste de disparaître. Triste de ne plus voir l’herbe jaune de la savane. Triste de solitude. Mais maintenant, je ne suis plus qu’en colère. Tu détruis tout ce que tu vois. Tu te fous de la diversité. Tu te fous qu’une espèce disparaisse. Tu te fous de tes propres congénères. À quoi te servirait-elle, hein, la diversité ? Ça se vend en bourse, la diversité ? Y’a des soldes de diversité ? Des paradis fiscaux de diversité ? Tu me braconnes, c’est vous, les humains qui me faites disparaître. Et pour un gros animal comme moi, qui se voit comme les ours blancs, les tigres ou les dodos, combien de plantes, d’insectes et de poissons bizarres qui disparaissent à jamais ? Qui ont déjà disparu ? Toi, exactement toi, sans doute n’as-tu jamais braconné un rhinocéros ou acheté de la corne comme ces débiles qui croient qu’ils vont bander plus fort avec. T’as bonne conscience, mon crétin ? Mais les insectes et les plantes ? Et surtout, surtout, tu fais quoi contre ça ? Tu dois vivre, bien sûr, et c’est bien normal, et vivre c’est accepter des concessions… c’est ce que j’aurais aimé pouvoir faire, tu sais. Mais ne peux-tu pas vivre tout en essayant de t’élever contre les saloperies qui se font dans le monde ? Au moins de temps en temps ? Tu t’en fous, je sais. Mais tu es là devant moi, tu as peur de ma corne comme un cornichon desséché, alors t’es bien obligé de m’écouter… Alors pour une fois, je vais continuer. Tu n’en as tellement rien à faire de la diversité que vous vous ressemblez tous de plus en plus. Vous avez vos propres rhinocéros, vos humains différents. Mais vous aimez pas ça la différence. Vous aimez pas l’immigré. Rhinocéros blanc Vous aimez pas le nomade. Le fou. Celui qui ne croit pas en dieu. Celle qui dit qu’il ne faut jamais frapper vos petits. Vous aimez pas ceux qui baisent avec des qui ont pareil entre les jambes. Mais vous êtes parfois si absurdes… ces derniers temps j’ai entendu qu’il y en a des comme ça qui rejoignent l’extrême droite. Vous aimez pas le travailleur qui ouvre sa gueule, sauf s’il est loin dans un pays où les immeubles s’effondrent et où les gens meurent du choléra en fabriquant vos chemisettes bon marché. Mais si c’est chez toi qu’ils ouvrent leur gueule, vous couinez comme des porcs-épics sur leur manque de souplesse et leur incompréhension des réformes. Et d’ailleurs, vous détestez autant et vous avez peur des gens des banlieues, des quartiers, quand ils sortent de la zone, quand ils se révoltent un peu. Et vous bêlez intégration, et vous bêlez respect en méprisant la culture populaire. Bien sûr, vous n’êtes pas tous comme ça. Et bien sûr, vous êtes peu à être aussi cons en tout. Vous passez par tous les dégradés de l’arc-en-ciel de la bêtise à la grandeur. Parce que je dois dire aussi que parfois vous faites des choses incroyables, désintéressées, gratuites, solidaires, créatives, belles. Souvent en fait. Des choses que nous les rhinocéros ne savons pas faire… nous on passe quand même la plus grande partie de notre vie à brouter… Et on aimait ça, brouter. Dormir debout en nous faisant juste caresser par la lune, jouir de notre placide force. Élever nos petits, comme vous, au lait ; vivre libres en troupeaux, tranquilles, sans fiefs ni propriété. Vous, j’ai l’impression que vous aimez bien vous choisir des chefs parmi les plus cons et les plus salauds. Des qui disent que vous devez pouvoir consommer plus, et même le dimanche au lieu d’aller vous promener inutilement en forêt. Tu as un côté comme ça, hein ? Qui aime se faire mal… tu vas aimer ma corne, va. Tu aimes tellement pas la diversité que vous avez rendu le monde tout pareil. Sur tous les continents, chaque jour vous mangez plus et plus encore pareil, vous vous habillez pareil, vous achetez les mêmes machins électroniques pour la fabrication desquels vous devez creuser des mines destructrices et vous écoutez les mêmes chanteuses qui montrent plus leur cul que leur voix. Nous avons des petites oreilles, mais nous savons écouter le bruit d’une feuille dans un arbre, le murmure de l’herbe qui pousse. Depuis combien de temps n’as-tu pas caressé un arbre ? Joui du souffle d’une brise sur ta joue ? Pensé par toi même et pas comme te disent tes boites à images ? Alors, ton selfie… tu n’oses plus le prendre ? Là, tu la vois la diversité au bout de ma corne ? Non seulement vous vous tuez entre vous – comme ce jeune botaniste que vos pandores ont tué sans que ça vous révolte plus que ça –, mais en plus vous nous tuez et vous tuez le monde entier avec votre cécité et votre mesquinerie. Et avec tout ça, vous êtes lâches et avez peur de tout. Ça doit être pour ça d’ailleurs que vous détruisez la diversité. C’est tellement plus confortable, l’uniforme, l’uniformité, le pareil. Allez, casse-toi. Tu ne mérites pas l’honneur de ma corne. Va-t’en et laisse-moi mourir tranquille, moi et mon espèce ».
C’est ce qu’il a dit, le rhinocéros. Je n’ai pas d’affinité particulière avec les rhinocéros. Mais en l’entendant, l’immense tristesse dans laquelle j’avais failli me noyer, peu à peu, s’était muée en un sentiment mêlé de honte et de révolte.

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Angalifu, l’un des six rhinocéros blanc encore en vie est mort au zoo de San Diego le 14 décembre 2014.



Leo S. Ross
18 12 2014