A-narcolepsie
Le péril que représente l’extrême droite agit comme un narcoleptique.
Tétanisés par les monstres à l’assaut du pouvoir, sortant du ventre encore fécond de la bête immonde, nous en oublions l’essentiel : il est un pouvoir à prendre.
Un pouvoir sur tout un pays. Pour cinq années. Regardons. Nous vivons sous un régime politique où, régulièrement, les citoyens sont invités à donner à des candidats leur voix que les institutions transforment en pouvoir. Pouvoir d’imposer des lois qui garantissent, perpétuent et aggravent d’année en année d’insoutenables injustices. En vertu de quelle folie la loi garantit-elle, par l’héritage ou la propriété privée des moyens de production, les inégalités sociales ? Au nom de quel principe délirant un homme seul peut-il décider de la dissolution du semblant de démocratie qu’est une assemblée d’élus par ces voix ? Quel délire justifie qu’un gouvernement peut faire passer des lois contre l’avis de cette assemblée ?
Le pouvoir de l’État impose, par la loi, la justice et la police, le respect d’un ordre social intrinsèquement injuste. La tâche est ardue, il ne peut fléchir. Le pouvoir doit ainsi devenir et demeurer institution et revêtir les atours de la nécessité, parce qu’il s’échine à maintenir un équilibre instable : une organisation politique et économique essentiellement injuste [1]. Cela se traduit par l’impératif exigé du citoyen, « Vote ! », c’est-à-dire acquiesce, consent, salue le drapeau, chante l’hymne.
Donner sa voix, le verbe est significatif. Par quelle sorcellerie celles et ceux qui « donnent » leur voix acceptent-ils que celles et ceux qui en sont les récipiendaires en fassent ce qu’ils veulent, sans en rendre aucun compte avant les élections suivantes ? Et pire, se condamnent à l’acquiescement. Les électeurs votent pour des gens dont l’intérêt premier est la conservation du pouvoir, parce qu’ils en vivent. Le pouvoir, leur vie. Celui-ci étant intimement lié à la domination économique, leur pouvoir, c’est la perpétuation du capitalisme. Il prend la forme d’un État centralisé, coercitif, immuable, qui, par nature, ne souffre aucune forme d’organisation politique alternative. Il se matérialise par la police, bras armé de la défense des privilèges (dont les membres votent, il n’y a pas de hasard, massivement à l’extrême droite).
Le pouvoir institutionnalisé est mortifère parce qu’il endigue toute alternative, parce qu’il verrouille toute évolution significative de sa propre existence, parce qu’il se fait de temps en temps dictature, parce qu’il se donne à prendre par l’extrême droite. Depuis quelques années il l’est aussi en un sens qui transcende la volonté humaine : le pouvoir que les votants donnent à l’État est celui qui organise l’inaction face au changement climatique et à l’inédite destruction de la biodiversité provoquée par l’idéologie de la croissance économique, moteur du capitalisme.
Voter, donner sa voix à des représentants de la République, c’est abdiquer sa liberté politique, enliser les possibilités d’organisation alternatives et perpétuer le capitalisme et ses fleuves fangeux d’exploitation et d’injustices. Voter, c’est abdiquer sa puissance [2] au profit de pouvoirs qui, au prétexte de nous représenter, imposent leur volonté. Car la délégation du vote en République n’est pas la transmission d’un mandat ; c’est la cession d’une volonté. L’acte du vote est au domaine politique ce que le salariat est au domaine économique, la matérialisation de la servitude volontaire [3].
Ajoutons que le vote présente cette caractéristique psychologique de donner à l’électeur une illusion de satisfaction concernant son implication dans la vie collective. Le bulletin de vote, consentement à la soumission, est souvent perçu comme l’acte politique à son maximum.
Peu imaginent qu’il est pourtant bien possible de nous organiser autrement ; que nous n’avons pas besoin d’un État, qu’il soit de gauche, de droite, social-démocrate, clérical, décolonisé ou marxiste ; que nous pouvons abandonner les concepts de nations et de patries et penser l’autogestion, l’équilibre entre la liberté et l’égalité, l’organisation saine des rapports de pouvoir. Pour beaucoup, imaginer de telles alternatives semble relever de la même difficulté qu’en d’autres temps il semblait impensable d’abolir l’esclavage ou d’ouvrir le suffrage universel aux femmes [4]. Imaginer ces alternatives va de pair avec des formes d’engagements et de mobilisation bien différentes d’un vote, une fois de temps en temps.
(Vestiges de l’entrée du camp SS Sylt, sur l’île anglo-normande d’Alderney. 400 prisonniers y sont morts, entre mars 1943 et juin 1944)
Avec l’extrême droite qui pose ses mains putrides sur les poignées des palais de la République, l’absurdité de notre organisation politique semble devenir invisible. Nous sommes pris de narcolepsie, Belle au bois dormant dans un conte sordide, à la merci du viol que le Prince charmant s’apprête à commettre. Le risque de l’extrême droite est indissociable de l’existence du pouvoir étatique. Parce qu’il y a un pouvoir à prendre, parce que la République a des palais.
Et pourtant. L’extrême droite, si elle parvient à saisir les commandes du pays, atteindra gravement à certains droits, certaines libertés que nous avons aujourd’hui et décuplera les forces obscures du machisme, de la xénophobie et du racisme. Mieux vaut vivre en démocratie libérale qu’en République d’extrême droite. La voix de l’extrême droite, des fascistes de toute sorte, ne peut être tolérée. L’extrême droite et les fascistes se combattent de toutes les façons possibles. Toujours, en toute circonstance. Parce qu’eux n’hésiteront jamais. Ils se combattent dans la rue, ou, parfois, dans les urnes en votant contre eux.
Simplement, demain, après-demain souvenons-nous que le problème sous-jacent au danger de l’extrême droite est qu’il y a un pouvoir étatique à prendre. Que les urnes sont pour les cendres des morts, qu’aucun changement significatif n’en sortira.
Notes :
[1] « Consultez l’histoire et vous verrez que tout peuple comme toute organisation sociale qui se sont prévalus d’une injustice et n’ont pas voulu entendre la voix de l’austère équité sont entrés en décomposition ; c’est là ce qui nous console, dans notre temps de luxe et de misère, d’autorité et d’esclavage, d’ignorance et d’abaissement des caractères, de pervertissement du sens moral et de marasme, de pouvoir déduire des enseignements du passé que tant qu’un homme pourra mourir de faim à la porte d’un palais où tout regorge, il n’y aura rien de stable dans les institutions humaines. » - Eugène Varlin, 1839 - 1871
[2] Au sens de Spinoza, c’est-à-dire de possibilité de réalisation de sa puissance d’être.
[3] Logique décrite par Étienne de la Boétie en 1574 dans « Discours de la servitude volontaire ».
[4] Bien peu nombreuses sont les voix qui revendiquent le rejet des élections : « Ni populaire, ni national, ni républicain ! Révolution ! - https://lesfleursarctiques.noblogs.org/?p=3046
. Elles étaient plus nombreuses par le passé, quand les idéaux d’alternatives à l’État et au capitalisme étaient plus populaires. Ces temps reviendront.