Abîme intime

L’homme s’approche de son abîme. De son si présent abîme.
Aussi loin que les méandres de sa mémoire acceptent de le porter, son abîme est là, tantôt béant, tantôt dissimulé, comme cerclé de frêles arbustes fuyant vers la lumière.
Fruit concave de cette tiédasse certitude d’être seul, irrémédiablement, absolument et toujours seul, de son premier à son dernier rayon de soleil, son abîme est son tuteur, doublure de ses vertèbres.
L’idée d’en faire quelque chose lui est venue avec le temps, sans coup férir, presque en passant.
Peut-être une femme au goût de pomme verte a-t-elle vu ce qu’abritait cet homme,
Peut-être le lancinant ressac des gouffres amers du poète ont-ils exhumé quelque sourde inquiétude,
Peut-être une bière, ou quelque autre vacuité, n’a-t-elle plus suffi quand le stupide arôme du temps qui passe eut pris le dessus sur la frivolité.
Ça n’a pas été un instant, un moment, une passade, une aventure.
Non ; ça dure, c’est là, ça colle et ça suinte et son être se couvre de cette intime torpeur.
Sans rédemption, sans pardon, son abîme le toise enfin, à découvert, salutaire cannibale assoiffé.
Il pourrait trimer à le combler de gravats, combler et oublier, combler et crever.
Ou bien se laisser aller à l’hédonisme médiocre d’un fade conquérant du possible.
Il voudrait en faire son puits de lumière, créer, pourfendre l’entropie.
Inverser et occire le stérile a priori qui fait de son abîme la source de cette tristesse qui, parfois, lui traverse le visage.
Il sait qu’il sera toujours là, obscur moteur d’une vie, des violentes révolutions à venir.
Il sait qu’il doit l’enserrer dans ses bras, fort.
Ni combler ni échafauder.
Simplement faire que ce dense abîme exhale.



Leo S. Ross
27 06 2005