Alpinisme & anarchisme

Un livre de Guillaume Goutte

Le livre de Guillaume Goutte commence par une rude mise en garde : « L’alpinisme, loisir des puissants et ambassadeur des fascismes européens ». Ça pose, de rappeler une telle filiation. Né au XIXe siècle au sein de l’aristocratie et de la bourgeoisie anglaise, il n’y a pas de femmes, c’est élitiste, ça brasse l’idée de la force et de la pureté, les extrêmes droites et les totalitaires s’en empareront. Pureté, manteaux neigeux ; éloge de la force, difficulté à se hisser contre la gravité ; élitisme, peu parviennent aux sommets… De la lecture de ces premières pages de rappels historiques sur les origines de ce sport s’impose une évidence : que les imaginaires réactionnaires sont pauvres et triviaux.
Pourtant, l’alpinisme « ne fut pas l’apanage des puissants, et ce, dès ses débuts » (p. 25). C’est avec le Front populaire, alors que « du temps se libère, arraché aux patrons, et le droit au loisir émerge » (p. 31) que la pratique d’un alpinisme d'‘émancipation prend de l’ampleur.
Avec la Fédération sportive et gymnastique du travail (FSGT), d’obédience communiste, en particulier. À propos de murs d’escalade, un texte de la FSGT explicite qu’il s’agit aussi d’acquérir « des qualités de grimpeur supérieures à ce que peut donner toute autre école d’escalade » (p. 36). C’est une phrase qui peut paraître anodine, mais dont il me semble qu’il faut noter l’importance. Il y a là la tradition d’exigence du mouvement ouvrier de s’élever, de se perfectionner, de progresser. On retrouve cette exigence ailleurs, dans le domaine du savoir, par l’impératif de se cultiver. Devenir meilleur, plus adroit, acquérir toujours davantage de compétences et de connaissances est un puissant vecteur d’émancipation que la culture des mouvements ouvriers a toujours entretenu.
Dans les années 80 apparaît la compétition. Sujet controversé, dont Guillaume Goutte évoque les débats qu’elle a suscités. Je pense qu’elle peut être saine, parce qu’elle peut permettre de canaliser des instincts que, à divers degrés, nous portons toutes et tous, je crois. La compétition peut permettre de mettre en scène ce qui, autrement, peut s’exprimer de façon spontanée, mais non symbolisé. La compétition sportive, le jeu où il s’agit de gagner, est aussi une façon efficace de progresser, par la motivation qu’elle entraîne, parfois le collectif. La compétition peut aussi permettre, bien menée, de cultiver la fertilité de l’échec, de l’erreur. Parce qu’on apprend davantage de ses échecs et de ses défaites. Elle est aussi, simplement une très efficace école d’apprentissage de la frustration – de la défaite. Mais j’entends tout à fait que bien des gens pensent que nous devrions au contraire développer une culture bannissant la compétition sportive, et qui soulignent à raison la plus grande importance, dans l’histoire humaine, de la coopération que de la compétition. J’entends les arguments qui disent que la compétition entretient et cultive nos sales instincts de domination, la nette parenté avec les fondements du capitalisme. Sur cet équilibre, je crois malgré tout que nous sommes des animaux parcourus d’instincts et que nous devons en cultiver la domestication plutôt que d’essayer de les abolir. Les sociétés humaines en abolissent quelques-uns par le tabou – ou la condamnation –, l’inceste, l’anthropophagie, le meurtre, et devraient en abolir d’autres, la culture du viol, la possibilité de vivre du travail d’autrui… Mais doit-on abolir tout esprit de compétition ? Voilà un sujet sulfureux pour une prochaine publication : « Compétition & anarchisme ».
Alpinisme et anarchisme Mais revenons à l’alpinisme. Avec la compétition, c’est aussi le capital qui s’infiltre dans l’escalade et la haute montagne, un exemple visible étant les multiples salles d’escalade, repères à bobos – mais aussi de vrais grimpeurs – qui fleurissent en ville. En montagne, le capital, lorsqu’il s’immisce dans les pratiques de l’alpinisme, érode la culture de la sécurité inhérente à la discipline, par exemple en introduisant l’évaluation, la notation des guides de haute montagne.
« L’alpinisme devrait être une manière de subvertir l’idée de frontière et celle qu’elle sous-tend, la patrie » (p. 51). Et il l’a été. Guillaume Goutte l’illustre en rappelant les épopées des anarcho-syndicalistes résistants, qui, à travers les Pyrénées, luttaient contre le franquisme et en sauvaient les victimes qui le fuyaient – sur le sujet, l’auteur a écrit « Réseaux de passage du mouvement libertaire espagnol (1939 – 1975), Éditions libertaires, 2014.
Les Alpes, aujourd’hui, voient aussi des amateurs de montagne venir au secours des réfugié.e.s qui les traversent clandestinement et se réapproprient des espaces que les fouines d’extrême droite veulent établir en frontières infranchissables, bien aidés par les républicains bon teint – de gauche et de droite –, qui bêlent comme des dahus apeurés et cyniques des bêtises qu’ils légitiment par le « bon sens » – qui est toujours l’expression de l’idéologie dominante – qu’on ne peut accueillir toute la misère du monde.
Alors naissent des groupes comme « Alpinisme Molotov », qui entend libérer la montagne du militarisme qui l’a sali, et entend « dépolluer l’imaginaire montagnard » (p. 61).
Guillaume Goutte cite l’historien anarchiste Max Netlau qui disait que « plus l’être humain est marxiste, plus il est étranger à la nature » (p. 66), ajoutant que si l’affirmation est difficile à vérifier, en revanche « les anarchistes ont, pour leur part, toujours entretenu une certaine proximité avec la nature, et la montagne en particulier ».
Le géographe anarchiste Élisée Reclus est également joliment cité : « En séparant de son énorme masse les nations qui en assiègent de part et d’autre les versants, la montagne protège les habitants, d’ordinaire peu nombreux, qui sont venus chercher un asile dans ses vallées. Elle les abrite, elle les fait siens, leur donne des mœurs spéciales, un certain genre de vie, un caractère particulier. Quelle que soit sa race d’origine, le montagnard est devenu tel qu’il est sous l’influence du milieu qui l’entoure ; la fatigue des escalades et des pénibles descentes, la simplicité de la nourriture, la rigueur des froids de l’hiver, la lutte contre les intempéries, en ont fait un homme à part, lui ont donné une attitude, une démarche, un jeu de mouvements bien différents de ceux de ses voisins des plaines. Elles lui ont donné en outre une manière de penser et de sentir qui le distingue ; elles ont reflété dans son esprit, comme dans celui du marin, quelque chose de la sérénité des grands horizons ; dans maints endroits aussi, elles lui ont assuré le trésor inappréciable de la liberté » (p. 67 – Élisée Reclus, Histoire d’une montagne, 1880).
Chez Isaac Puente (1896 – 1936), médecin espagnol proche de la CNT, l’alpinisme est présenté comme « un moyen », et « jamais comme une fin ». Voilà qui fait écho au leitmotiv anarchiste, ce sont les moyens qui déterminent la fin, la fin ne justifie pas les moyens. Écho aussi à mes lectures de grimpeurs « esthètes », comme Mo Anthoine – dont j’ai découvert l’histoire en lisant le très beau Nourrir la bête, de Al Alvarez –, ou, dans une moindre mesure, à Jon Krakauer, qui, dans son glaçant récit d’une expédition commerciale à l’Everest – Into Thin Air, mochement traduit en français « Tragédie à l’Everest » – met bien en contraste l’alpiniste pour qui le sommet, finalement, est presque secondaire et celui qui cherche l’exploit ou la reconnaissance sociale, et n’hésite pas à abandonner des hommes en détresse pour ne pas rater un sommet.
La pratique libertaire de la montagne est bien vivante, puisqu’en 2015 est né le Club alpin libertaire (CAL), dont la devise est « par la montagne, pour l’émancipation ».
Guillaume Goutte achève son récit par une réflexion sur la cordée, dont il décrit les trois valeurs cardinales, « au cœur du projet de société anarchiste : la liberté par l’autonomie, l’égalité par la solidarité, le tout garanti par la responsabilité individuelle et collective » (p. 86). Belle définition qui vient compléter la fameuse citation de Bakounine : « Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m’entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d’autrui, loin d’être une limite ou la négation de ma liberté, en est au contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens libre vraiment que par la liberté d’autres, de sorte que plus nombreux sont les individus libres qui m’entourent et plus profonde et large est leur liberté, et plus étendue, plus profonde et plus large devient ma liberté » (p. 82 – Mikhail Bakounine, Dieu et l’État, Fayard-Mille et une nuits, 2021). S’attacher à la liberté d’autrui, parce que la sienne propre en dépend.


Alpinisme & anarchisme
Guillaume Goutte
Éditions Nada, 139 p.
2024



Leo S. Ross
13 10 2024