De l’existence des classes sociales

Regardons ce que l’on voit. Il y a des riches et il y a des pauvres, beaucoup plus nombreux. Il y a des très riches et il y a des très pauvres, de plus en plus nombreux. Regardons ce que l’on voit moins facilement. Ceux qui ont le pouvoir, économique et politique, sont les riches et leurs amis. Et cela dure parce que les riches se reproduisent, culturellement, par leurs études, leur éducation, leur volonté de rester entre eux, et économiquement par l’héritage. Regardons maintenant ce que la société ne voit presque plus. L’immense majorité des riches tirent leur fortune de l’exploitation du travail d’autres hommes et femmes, qui sont presque toujours des pauvres. C’est-à-dire ces gens qui ont des difficultés à satisfaire leurs besoins matériels essentiels. Les riches, et ceux qui détiennent le pouvoir luttent au quotidien pour leurs intérêts, ce qui signifie presque toujours augmenter leurs bénéfices et s’opposer à tout ce qui les limite. Comme les impôts ou les droits des salariés. Mais ils n’ont pas à se préoccuper de la stabilité du système économique et politique : en France, il semble très stable. Les pauvres donnent naissance à des enfants qui, pour la plupart, seront aussi des pauvres.
Maintenant, essayons de regarder plus en détail.
Quand nous disons « les riches », « les pauvres », « ceux qui ont le pouvoir », est-ce que nous désignons des classes sociales qui existent ? Peut-on sans difficulté classer dans ces catégories tout ce que l’on veut ? Où mettre l’artisan qui, issu d’entre les pauvres, gagne très bien sa vie ? Le fils de bourgeois qui dilapide son héritage en quelque projet artistique ? Ce ne sont qu’exceptions direz-vous…
Mais alors, que penser du pauvre qui vote à droite, qui vote ou milite pour un parti fasciste ? Le pauvre qui, répétant ce que disent les nouvelles, dit que le problème de la France est le coût du travail trop élevé, ou les immigrés, ce pauvre est-il des nôtres ? Et celui qui ne rêve que de faire fortune, quitte, si l’opportunité se présente, à bâtir cette fortune sur l’exploitation de ses frères ? Et les millions qui ne parlent pas de justice, mais de « pouvoir d’achat », c’est-à-dire de consommation, dans quelle classe sociale sont-ils en disant ça ? Où sont-ils tous ceux-là, quand on les regarde côte à côte avec ceux qui n’ont pas de quoi manger ? Et revenons aux riches… Qu’en est-il des patrons qui sont salariés, puissants, mais simples bras armés des conseils d’administration et des actionnaires, détenteurs des capitaux ?
Mais quelle importance après tout ? N’est-ce pas une manie des chasseurs de papillons que de tout classer ?
En un sens oui, aucune importance. Ce à quoi nous appartenons n’a que peu de sens. N’a du sens que ce que nous faisons. Mais revendiquer une appartenance, c’est faire.
Aucune des catégories que nous avons rencontrées, comme les classes sociales, n’existe en soi. Une pierre existe même si je n’y crois pas. Mais pour les classes sociales, n’existent leurs interactions. C’est en vivant ou en observant ces interactions que nous pouvons voir des catégories, les classes sociales. Autrement dit, les classes sociales existent parce que des luttes entre les classes existent.
De ce principe on peut également déduire que ce sont les actions d’un individu qui vont le poser dans telle ou telle classe sociale. Ces classes sociales ne préexistent pas : elles prennent corps lorsque les individus agissent.
De nos jours la classe sociale qui agit le plus, qui lutte le plus, et donc aussi celle qui a le plus conscience d’elle même en tant que classe est la bourgeoisie. Le terme est galvaudé, suranné, et surtout mal défini. À nouveau : les classes sociales se définissent par ce que ses individus font. Disons donc que ce sont ceux qui dirigent, économiquement et politiquement, un pays, une structure politique. En tant que groupe, ils établissent des relations au sein de leur seul groupe, se protègent et sont solidaires entre eux, s’assistent et partagent leurs réseaux. Du point de vue idéologique, ils s’accordent pour promouvoir et imposer la pensée qui favorise le mieux leurs intérêts. S’ils peuvent avoir des divergences sur le plan des valeurs (sur la religion, les minorités, les politiques de répression, les taux d’imposition qu’ils acceptent…), ils n’en ont aucune sur l’essentiel : leur adhésion inconditionnelle aux principes du capitalisme. D’où ils tirent leurs bénéfices. On voit donc qu’ils sont cohérents, avancent en ordre et ne lâchent rien. Au contraire, ils conquièrent. Alors que les crises financières – que les banques et les spéculateurs provoquent – devraient être l’occasion de vastes reprises en main de l’économie par le peuple, la bourgeoisie est parvenue à convaincre tous les hommes de pouvoir qu’il faut libéraliser encore davantage. Et accroître l’austérité. Ils appellent ça « réformer ». La conséquence immédiate et prévisible de toute libéralisation est l’accroissement des bénéfices des capitalistes, des détenteurs des capitaux, des rentiers, qui appartiennent tous à la bourgeoisie.
La conséquence de cet esprit, de cette culture de conquête est que la bourgeoisie parvient à dépeindre les travailleurs qui luttent pour leurs droits en conservateurs soucieux de préserver des « privilèges ». Ils accomplissent ce tour de force qui consiste à faire oublier leurs propres privilèges, qu’ils tirent de l’exploitation d’autres hommes et femmes tout en dénonçant les privilèges imaginaires de ceux qui s’opposent à leurs logiques. Les travailleurs n’ont pas de privilèges, ils ont des droits, toujours conquis contre la bourgeoisie et l’État. La maîtrise de la communication, des journaux, des radios, de la télévision et des sites internet les plus influents est bien sûr précieuse pour la bourgeoisie et indispensable dans leurs opérations de propagande. Ils sont allés si loin dans leur entreprise d’inversion du sens qu’ils parviennent à faire agir selon leurs logiques, leurs cultures, leurs idéologies, des gens qui devraient être leurs ennemis de classe. Ce phénomène a certes toujours existé mais jamais il n’a eu l’ampleur qu’il a en ce début de XXIe siècle, maintenant que les grandes idéologies sont réputées avoir disparu.
Ainsi en est-il par exemple des votes fascistes, d’extrême droite, des revendications religieuses, masculinistes, des réflexes sécuritaires et xénophobes. Les esclaves furent jadis transformés en salariés parce qu’il fallait des consommateurs pour que l’économie se développe, et donc des travailleurs rémunérés ; désormais, dans les discours véhiculés par la bourgeoisie et adoptés par une majorité de citoyens de ce pays il n’est plus question de travailleurs, mais de consommateurs. Peu importent les conditions de travail, ce qui importe est le « pouvoir d’achat ».
Comment réagir face à l’injustice provoquée et imposée par une minorité ?
Simplement, et puisque nous sommes largement majoritaires, en nous unissant.
En agissant à la recherche de cette union, nous ferons vivre notre classe. Les classes sociales n’existent que lorsqu’elles luttent. L’une des premières étapes essentielles sur ce chemin est de désobéir à l’idéologie dominante qui s’époumone à nous convaincre que tous les intérêts de tous les citoyens sont confondus et représentent finalement ceux du pays. Voire de l’humanité.
Lorsque nous désobéissons à cet impératif d’une démocratie frelatée, irréelle, nous pouvons lutter pour de meilleures conditions de vie, de travail, de logement, d’éducation et de santé, pour plus de liberté, moins d’autorité, et conquérir de nouveaux droits. En ces moments renaissent la fierté et la joie, quel que soit le résultat. En ces moments se construisent, même en cas de défaite, les souvenirs, les solidarités, les modes d’action, les pensées, les organisations et la culture qui peuvent devenir le socle des futures révolutions. Celles qui peuvent unir ceux qui ont la dignité de ne vivre que de leur travail, qui savent être solidaires et non simplement complices. Alors peut naître la joie de penser qu’une autre société est possible. Et la fierté des batailles menées pour des idéaux collectifs, pour des idées qui dépassent la satisfaction d’intérêts personnels, catégoriels, nationaux.
Sachant que ce sont nos actions qui nous posent dans telle ou telle classe sociale – et non un quelconque déterminisme, matérialiste ou non – nous pouvons essayer de déterminer ce qui nous ferait basculer dans une classe sociale de parasites et d’exploiteurs : posséder des actions, vivre de rentes, vivre du travail d’autrui, colporter et diffuser les idéologies capitalistes ou d’extrême droite.
Il s’agit ainsi d’être fiers de ce que nous sommes, des travailleurs, avec ou sans travail, des immigrés, récents ou anciens, qui n’ont que faire des patries ; des femmes qui s’émancipent, des enfants qui taclent l’autorité, des bénévoles dont l’énergie n’alimente aucune statistique mais embellit la vie, des scientifiques qui croient au bien commun, des artistes qui enchantent la vie, des amoureux qui préfèrent l’être à l’avoir.
Voilà qui pourrait faire chanceler la stabilité du système politique et économique.



Leo S. Ross
24 05 2014