Gagner la guerre

Un livre de Jean-Philippe Jaworski

Un ami me l’avait recommandé, le libraire m’avait dit : Jaworski écrit mieux que bien des auteurs qui ont leurs entrées dans la Collection blanche. Il avait raison. Long récit jeisé des tribulations du spadassin Benvenuto Gesufal, de l’assassinat qui permet à son patron de gagner le pouvoir à… ça ne se raconte pas un livre comme ça. Jaworski a du vocabulaire, de la syntaxe, son verbe est de haute tenue. Il sait tenir une narration, le lecteur est captivé. Et, comble du plaisir, le narrateur parle et jure comme un soudard mal embouché. Issu du peuple, et malgré son ascension dans les jupes du pouvoir, il a conservé sa faconde des ruelles et des quartiers populaires de Ciudalia, insultes et argot compris. Un grand roman d’aventures. Deux choses m’ont cependant gêné. Si bien le narrateur est un salaud, un tueur, on s’y attache.
Il en va là du ressort de toute littérature. Or vers le milieu du roman il commet un acte des plus vils qui soient et j’ai attendu tout le reste du livre qu’il en soit d’une façon ou d’une autre puni. Que cet acte ne reste pas comme une péripétie de plus dans sa longue litanie de meurtres et d’aventures. Mais ce n’est pas venu.Gagner la guerre L’autre chose qui m’a gêné est le fait que les ennemis, les Ressiniens, sont régulièrement qualifiés de moricauds, basanés, métèques et il y a même une mention d’une « île aux ratons », je crois. Si on ajoute à ce vocabulaire – qui n’apporte rien ni au récit ni au style – la présence d’elfes, toujours beaux et mystérieux, vous imaginez le soupçon qui ne m’a pas lâché jusqu’à la fin, concernant Jaworski. Aurai-je lu avec plaisir un livre écrit par un gars saumâtre taché de racisme ? C’est peut-être faux, mais c’est très certainement regrettable. Enfin, finissons sur un dernier aspect qui aurait pu me gêner : l’irruption d’actes de magie. Il y en a peu, elle est puissante. Comme je ne goûte guère les univers où s’immisce le surnaturel, je craignais. Mais le dosage est très réussi et la magie s’intègre parfaitement. Un livre très prenant, une très belle langue, un personnage que l’on n’oublie pas, et quelques doutes sur l’auteur ; l’ombre sur l’œuvre dévorée.

Post-scriptum – Juillet 2020 :
Une ancienne élève de Jaworski, aujourd’hui agrégée de lettres, m’a contacté pour m’assurer que l’auteur n’est ni raciste ni « saumâtre ». Au contraire, elle a témoigné d’un homme à l’humanisme solidement ancré. Voilà donc ce doute de levé et je dois dire que j’en suis très heureux.

Deuxième post-scriptum – 22 juillet 2024 :
J’ai reparlé hier de « Gagner la guerre » avec deux de ses bons et fins lecteurs. Nous avons partagé notre enthousiasme pour sa dextérité narrative, et aussi notre gêne provoquée par les deux thématiques évoquées plus haut. Mais ils m’ont à leur tour assuré que Jaworski était un type bien, ce que l’esprit antifasciste de sa dernière nouvelle semble confirmer – mais je ne l’ai pas encore lue : https://www.babelio.com/livres/Jaworski-Les-Fauteurs-dordre/1684337 . Alors, revenons à « Gagner la guerre ». Benvenuto Gesufal, c’est un salaud. On le sait dès le début. Mais c’est un salaud que l’on peut aimer : mercenaire sans scrupules qui active les imaginaires corsaires et pirates, incarnation d’une forme de liberté sauvage, évocation fantasmée de l’individualiste total… Alors quand Jaworski pilonne l’empathie envers son personnage surgit le malaise. C’est qu’on s’était attaché, on se disait que c’était un salaud, mais pas un salaud total. Un salaud de roman, en somme. Hé bien non, c’est un vrai salaud. Surgit aussi un doute. Peut-on, doit-on reprocher à un auteur des actes et des propos tenus par ses personnages, surtout lorsqu’ils parlent à la première personne ? Doit-on douter de lui ? N’est-ce pas tomber dans la
moraline, sorte de pommade subtilicide dont abusent les amateurs de pureté ? N’est-ce pas là, en faisant surgir ces questions, qu’est le grand tour de force littéraire : faire douter, faire réfléchir, démonter les évidences sur la base d’une pure fiction, de personnages inventés ? Dans mon cas, la chronologie fut la suivante : j’aimai bien le narrateur ; celui-ci dit des choses et fit des choses abjectes, détestables ; je doutai de l’auteur ; on me rassura sur l’auteur ; alors j’en revins à la littérature, admettant de bonne grâce le tour de force de l’auteur, pour m’avoir ainsi déstabilisé. Et surgit la question : en aurait-il été autrement si l’auteur avait tenu dans la réalité des propos réactionnaires ou d’extrême droite ? Ma réponse est claire : oui, je l’aurais condamné. Une autrice ou un auteur qui tient des propos réactionnaires dans la réalité, en tant qu’individu de chair et de sang, je le considère comme tel, sans interprétation, c’est-à-dire que je me refuse à poursuivre ou entretenir toute forme de commerce avec elle ou lui ; fin de l’histoire, je n’ai plus rien à faire avec toi, fumier. Une autrice ou un auteur qui est au clair dans la vie réelle, comme Jean-Philippe Jaworski, mais dont certains des personnages ne le sont pas, voir sont d’abjects salauds, peut-être est-ce un écrivain qui se joue de nous, qui nous accule dans nos retranchements, nous pousse dans les orties du cogito, nous fait réfléchir, au-delà du divertissement, à notre rapport à la réalité, à la fiction, au mal réel et au mal de fiction. Bref, qui fait de la littérature. J’aimerais bien en parler avec lui.


Gagner la guerre
Jean-Philippe Jaworski
Folio SF, 979 p.
2009



Leo S. Ross
22 05 2020