Göteborg
Alors que le Saint-Sauveur organise ce soir sa dernière danse, je publie ici le récit par Julien d’une vieille aventure
« Si je viole la loi, c’est qu’elle n’a rien à voir avec la justice »
Ils sont trois. Trois à regarder par le hublot de l’avion qui survole la Suède ce jeudi 14 juin 2001.
Leurs noms importent peu, appelons-les Riri, Fifi et Loulou. Le spectacle qui s’offre à eux depuis l’avion est assez saisissant. La Suède vue du ciel ressemble à une véritable allégorie d’elle-même, de son système politique et de son organisation sociale. Une vaste étendue de forêts de pins au milieu desquelles sont dispersées une multitude de petites maisons individuelles, toutes de la même couleur et à une distance respectable les unes des autres, le tout émaillé de petits lacs. Tout a l’air tranquille, propre, lisse, neutre. On sent instantanément que l’on arrive au pays de la sociale-démocratie triomphante si souvent chantée par nos actuels dirigeants. Le pays où « tout le monde est beau et tout le monde est gentil ». Riri aura d’ailleurs cette réflexion prémonitoire dans un large sourire: « putain, ça a l’air tellement bien rangé que j’en ai presque mauvaise conscience de venir foutre le bordel ».
Parce que, vous l’aurez compris, Riri, Fifi et Loulou ne sont pas à proprement parler des touristes. En tout cas, pas au sens classique du terme. Ils sont syndicalistes révolutionnaires et se rendent à une contre-initiative organisée à Göteborg pour protester contre la tenue dans cette même ville du sommet de l’Union européenne. Ils sont invités par la SAC (organisation syndicale rouge et noire suédoise “soeur” qui organise, entre autres, le contre sommet). Ils ont raté Prague, Seattle et Nice. Ils ont décidé de ne pas rater Göteborg.
Ils sont très vite dans le bain. Après avoir poireauté plus d’une heure dans leur avion pour cause d’aéroport de Göteborg neutralisé par l’arrivée d’Air Force One (l’avion du débile léger qui émarge aujourd’hui à la maison blanche en qualité de président des États-Unis), les voici dans les bouchons monstres créés par la fermeture des autoroutes qui mènent au centre-ville pour laisser passer, cette fois-ci, la voiture blindée de l’idiot du village mondial suscité. Ce qui pousse d’ailleurs nos trois lascars à se poser la pertinente question de savoir: « ce que vient foutre le président des États-Unis à un sommet de l’Union européenne ? »
La ville, elle, est en véritable état de siège. Les fics sont partout, sur chaque pont, à chaque carrefour à tous les coins de rue. Leurs hélicoptères survolent l’agglomération en permanence et il flotte déjà un fort parfum d’émeute. En se baladant dans le centre-ville au milieu des pavés déchaussés, nos amis récoltent les premières infos, sur les événements du jour.
La police a encerclé et attaqué quelques heures plus tôt une école qui servait d’hébergement autorisé à 350 manifestants anti-UE. Ces derniers s’étant immédiatement barricadés à l’intérieur, les flics ont eu à faire face à ceux qui, de l’extérieur, tentaient de leur venir en aide. Les abords de l’école sont littéralement retournés, mais les assiégés ont quasiment tous été arrêtés. Nos trois pieds nickelés ont le sentiment d’avoir raté la première bataille, mais pressentent que le match retour ne saurait tarder. Pour l’heure, Fifi décide qu’il est temps de boire une Guinness car la nuit tombe (il est 23 h 00, été boréal oblige).
La nuit fut longue. La soirée, commencée dans un pub du centre-ville en compagnie de militant(e)s venu(e)s de toute l’Europe s’est terminée tôt le matin chez des camarades de Göteborg qui hébergeaient tout ce petit monde.
Au matin du deuxième jour, c’est avec une bonne vieille casquette en peau de locomotive que Riri, Fili et Loulou se lèvent. Ils savent depuis les discussions de la veille qu’un grand rassemblement de protestation contre les arrestations dans l’école doit avoir lieu sur la place principale de la ville. Il est 9h30 ce vendredi matin quand ils arrivent sur la place. Plusieurs milliers de manifestants sont déjà rassemblés et écoutent des orateurs du monde entier qui se succèdent au micro d’un monumental podium. Le soleil est au rendez-vous et il fait déjà très chaud quand, vers 10h00, le rassemblement se met en ordre de marche pour partir en direction du centre de conférence où vient de s’ouvrir officiellement le sommet de l’Union européenne.
En tête de la manifestation c’est, comme le veut la tradition suédoise (!), le cortège festif très « Mickey à rayures » des jeunes sociaux démocrates qui ouvre la marche. Immédiatement suivi par ce que les mass médias, relayés par l’imaginaire populaire, appellent désormais le “Black block”. Il s’agit en fait de jeunes militants de l’extrême gauche radicale. Ils sont entre 500 et un millier, tous dûment cagoulés, casqués pour certains et équipés de barres de récupération (rampe d’escalier désossée, etc.). La manif n’a pas fait cent mètres lorsqu’elle est bloquée par un important cordon de flics antiémeute. Les jeunes “socialistes” commencent leur cinéma pacifiste (chant neu-neu, claquement de mains et autres bouffonneries) devant les flics et les caméras, lorsque (ne riez pas), les keufs se mettent à les défoncer froidement à coup de matraques télescopiques en acier. Il y a là un côté bonnard pour nos lascars, ne nous mentons pas, eux qui ne goûtent que fort peu les réformistes bon teint. Ce moment cocasse est cependant de courte durée puisque, passée la surprise, les bouffons socialos détalent en couinant à qui mieux mieux et laissent de fait le Black block (dans lequel se trouvent nos amis) face à la ligne de boucliers, de chiens et de matraques. C’est précisément là que la fête a commencé…
Face aux charges conjuguées des flics avec bergers allemands et des flics à cheval, le Block est dans un premier temps obligé de reculer jusqu’à la vaste place où se tenait précédemment le meeting. Là, un début d’organisation se met en place (même s’il y aurait beaucoup à redire) entre ceux qui s’occupent de dépaver les trottoirs pour fournir des munitions et ceux qui tiennent la ligne pour bloquer les charges de flics.
Les affrontements vont durer deux bonnes heures au cours desquelles nos trois compères contribuent à organiser autant que possible la défense de la place. Le tout se résumant à des charges de flics à pied et à cheval stoppées net par des pluies de pavés, suivies de contre-charges du Black block. Les keufs prennent cher, très cher même, on voit ici et là des morceaux de bouclier en plexiglas, des casques à visière…
Vers midi pourtant, le manque de cohérence du Black block, ainsi que la fatigue des plus agités permet aux flics de vider la place en obligeant le Block à descendre un immense boulevard, véritables Champs-Élysées de Göteborg. Mauvaise idée! Toutes les banques ainsi que le Mc Do et les magasins de luxe seront consciencieusement retoumés. Le sommet est ouvert depuis deux heures à peine, quand Riri, Fifi et Loulou quittent un centre-ville déjà en feu. Ils sont fatigués, mais ont le sentiment que la journée est loin d’être finie…
C’est un peu amer tout de même qu’ils font une fois de plus le constat de la difficulté récurrente qu’a le bloc radical à être efficace dans les affrontements avec les forces de l’ordre. Une fois de plus, le très jeune âge des manifestants, leur manque d’expérience et surtout leur manque de préparation collective ont permis à des effectifs de police pourtant en sous-nombre et totalement dépassés de venir finalement à bout des émeutiers qui auraient pu, avec un peu de préparation et d’organisation, aller jusqu’au centre de conférences. Dans l’après midi, la police dépitée viendra en désespoir de cause faire quelques charges de pure provocation à l’intérieur même du forum officiel du contre sommet, lâchant les chiens et matraquant au hasard les participants aux différents débats en cours sous plusieurs chapiteaux. La présence de milliers de personnes et de nombreux journalistes indépendants incitera finalement la hiérarchie des flics à sonner la retraite sous les huées de la foule.
Le deuxième temps fort de cette journée sera le rassemblement semi-clandestin appelé par les Anglais de Reclaim the streets pour la fin de journée. C’est en suivant des flyers, collés ici et là peu de temps auparavant, que Riri, Fifi, Loulou et quelques amis retrouvés sur place se rendent à un carrefour du centre ville au milieu duquel a été monté un sound system qui balance de la techno à fond; plusieurs centaines de teufeurs sont déjà en train de danser dans une ambiance un peu irréelle, lorsque l’improbable se produit. Ce qui ressemble dans un premier temps à une bagarre éclate au milieu de la foule. Intrigués, nos lascars se rapprochent et, rapidement, trouvent le comportement de certains belligérants pour le moins étrange. En effet, un petit groupe d’une vingtaine d’individus semble vouloir tabasser tout le monde et n’importe qui à coups de poing américain! Le sang de Loulou ne fait qu’un tour lorsque l’un des agresseurs se tourne dans sa direction et exécute… un salut nazi!
Il hurle à l’intention de ses camarades, qui viennent de comprendre comme lui: “c’est une descente de fafs”…
Instinctivement, il prend en chasse celui qui vient de le “saluer” suivi de prés par Riri, Fifi, et leurs potes. Passé le moment de stupeur dû à la violence de l’agression, tous les militants présents emboîtent le pas de l’équipe. C’est maintenant près de 100 personnes qui coursent les fafs. Loulou qui a quelques longueurs d’avance en rattrape un, qu’il bloque tant bien que mal après l’avoir balayé, jusqu’à ce que Fifi et ses cent kilos lancés ne l’anesthésient d’un penalty dans le mufle (celui-là ne sera pas venu pour rien, les poursuivants vont littéralement le passer au mixer).
Les nazis tentent une contre-charge dérisoire face aux antifas qui ont maintenant ramassé tout ce qu’ils trouvaient en guise d’armes. Loulou qui mène toujours la charge à coup de tesson de bouteille sera bloqué un peu plus loin par un cordon de flics qui lui interdit l’entrée de la ruelle par laquelle vient de s’enfuir la merde brune. Voyant que la police protège leur fuite, les fafs s’arrêtent de courir et font les malins à grand renfort de saluts nazis avant de reculer en claudiquant sous les projectiles divers. Face à la détermination des antifas de poursuivre la chasse (les fachos ont quand même blessé plusieurs personnes), le cordon de keufs qui bloque la rue appelle des renforts. Ces derniers ne tardent pas a remonter la place où le sound système diffuse toujours de la techno. Ce qui était parti pour être une teuf tranquille vire instantanément à l’émeute totale, les cagoules noires « trois trous » apparaissent dans tous les coins, et les flics sont bientôt obligés de reculer face aux charges sauvages et sous une pluie de pavés. Les émeutiers, pour la plupart membres ou proches de l’Antifaschistische aktion, sont d’autant plus déterminés, qu’ils viennent de voir ces mêmes flics couvrir la fuite des néonazis responsables d’une agression sauvage sous leurs yeux. La préméditation - collusion - ne fait guère de doutes…
C’est au cours de ces affrontements très violents que les flics, une fois de plus complètement débordés, vont sortir leurs flingues et tirer dans le tas. On relèvera un jeune manifestant grièvement blessé de deux balles dans le dos, un second d’une balle dans la jambe… Les rumeurs les plus folles courent les rues: il y aurait eu une fusillade entre les flics et les manifestants, les tireurs d’élite de la police auraient ouvert le feu sur la foule depuis les toits. Tout le monde pense que le manifestant touché est mort. La presse suédoise fait le black-out total, aucune des images devenues si célèbres par la suite ne sont diffusées en Suède. Ce sont les militants étrangers qui, après avoir appelé chez eux, informent les Suédois de l’existence d’un document filmé montrant le flic en train d’abattre le manifestant dans le dos. L’État suédois sent que tout peut arriver et il a peur.
Au soir de ce vendredi noir, les manifestants toutes tendances confondues sont abasourdis. Les Suédois ont la gueule de bois. La police n’a pas tiré sur des manifestants depuis 1931 en Suède et c’est précisément cette fusillade des années trente qui avait entraîné l’avènement de la sociale-démocratie indéboulonnable depuis. Les AG qui se tiennent dans la nuit reflètent l’état d’esprit général. On pressent le pire pour le lendemain. C’est en effet le samedi que doit se dérouler la grande manif officielle, point d’orgue du contre-sommet, pour laquelle sont attendus des milliers de militants de toute l’Europe. La rage est palpable et deux options sont possibles: soit les radicaux acceptent de calmer le jeu. Soit c’est la guerre à la manif du lendemain…
Le samedi matin, il pleut. Tout le monde est tendu en se rendant au point de départ de la manifestation. Première bonne surprise, les flics omniprésents jusque là, ont disparu du paysage. Riri, Fifi et Loulou rejoignent le cortège rouge et noir des anarcho-syndicalistes européens. Deuxième bonne surprise, la manif est un succès. Les prévisions les plus optimistes tablaient sur cinq à dix mille manifestants, et ce sont plus de vingt mille personnes qui défilent. Ultime surprise, le cortège rouge et noir est énorme, de loin le plus important de la manif, avec sept ou huit mille personnes. Le SAC a bien fait les choses. Le SO est mixte et très carré, le cortège est hérissé d’une forêt de drapeaux rouges et noirs, les slogans sont repris dans plusieurs langues. Bref, dans le contexte du moment, tout le monde est heureux de se voir si fort. Preuve en est de la capacité toujours plus grande qu’ont les organisations révolutionnaires à se parler par delà les frontières et à organiser une riposte syndicale radicale face à l’offensive généralisée du capitalisme mondial.
La manif se déroule sans incidents notables. Le soir, le coeur n’est cependant pas à la fête, on n’a toujours pas de nouvelles des camarades blessés et les flics refont leur apparition en encerclant pour contrôle d’identité le moindre rassemblement.
Dans l’avion qui les ramène chez eux, Riri, Fifi et Loulou parlent peu. Ils ont l’étrange pressentiment que cette petite page de l’histoire sociale à laquelle ils viennent de participer n’est que la première d’un gros livre dont le prochain chapitre s’intitulera Gênes…
Texte publié anonymement dans le numéro 8 du fanzine Barricata en février 2002, dont l’auteur était Julien Terzics