Hymne et drapeau

Le 23 janvier 2003, l’Assemblée nationale de la République française a institué à l’unanimité un nouveau délit, celui « d’outrage au drapeau tricolore et à l’hymne national », passible d’une amende de 7500 euros et de 6 mois de prison.
Personne ne peut m’imposer le respect d’un quelconque drapeau ni d’un quelconque hymne.
Le drapeau tricolore né de la Révolution de 1789, oui, peut-être, je peux le respecter.
Mais ce même drapeau porté par les armées napoléoniennes massacrant et crevant inutilement à travers l’Europe, non, je l’outrage.
La Marseillaise, chant révolutionnaire, chant de ralliement du peuple contre la réaction, oui, je peux la respecter.
Mais l’hymne dont les armées se sont emparées, qu’elles chantent au garde-à-vous comme ralliement bestial à leur foutue patrie, non, je l’outrage.
Le drapeau d’une démocratie naissante qui proclamait « Liberté, Égalité, Fraternité », oui, peut-être, je peux le respecter.
Mais ce même drapeau, de cette même République, qui écrase dans le sang et l’oubli la Commune de Paris de 1871 dont les partisans avaient voulu faire vivre « Liberté, Égalité et Fraternité », non, je l’outrage.
L’hymne français, ralliement d’hommes et de femmes qui croyaient en l’égalité entre les hommes et souhaitaient la disparition de toutes les tyrannies, oui, je peux le respecter.
Mais l’hymne qu’un État impose dans ses écoles, dans ses colonies et dans ses stades, enseigné par la contrainte et dans un esprit patriotique semeur de haine et de chauvinisme, non, je l’outrage.
Le drapeau auquel a peut-être pensé l’un des condamnés à mort, poilu modèle depuis tant de mois, pour avoir refusé un jour de printemps 1917 de continuer la grande boucherie, ce drapeau auquel il a peut-être pensé au moment ou d’autres soldats français l’abattaient contre un poteau, les yeux bandés, oui, je respecte cette dernière pensée.
Mais ce même drapeau au nom duquel des officiers ont condamné à mort ce même soldat en Conseil de Guerre, ou le drapeau au nom duquel ces mêmes officiers ont délibérément envoyé à la mort, inutilement, des millions d’hommes, non, je l’outrage.
La Marseillaise qu’ont chantée tant de résistants au moment de leur exécution par les nazis, ou celle qu’ils ont fredonnée, prisonniers dans les camps, pour ne pas perdre la raison, oui, je peux la respecter.
Mais cette même Marseillaise, qui, aux côtés de « Maréchal nous voilà » est restée l’hymne d’un État collaborationniste et lâche, non, je l’outrage.
Le drapeau qu’ont vu en arrivant de pays en dictature des réfugiés politiques, oui, peut-être, en oubliant celui que des centaines de milliers d’autres réfugiés ne verront pas, refoulés par une France qui tient à rester entre soi, oui, en oubliant ça, peut-être, je peux le respecter.
Mais le drapeau dont les trois couleurs barraient les cartes de police des fonctionnaires qui ont massacré plusieurs centaines d’Algériens pacifiques la nuit du 17 octobre 1961 à Paris, le drapeau qui flottait aux frontons des palais de justice où, dans mon enfance, on pouvait encore envoyer des hommes se faire trancher la tête, non, ce drapeau-là je l’outrage.
L’hymne d’un pays laïc, dont l’Église, comme les temples, mosquées et synagogues, ont fini par être séparés de l’État, d’un pays qui compte encore tant d’athées et d’anticléricaux lucides, oui, peut-être, je peux le respecter.
Mais l’hymne d’un pays dont les dirigeants se demandent aujourd’hui s’il n’est pas temps de revenir sur le régime de séparation des églises et de l’État, s’il n’est pas temps de commencer à enseigner le fait religieux dans les écoles, non, cet hymne-là je l’outrage.
Le drapeau qui flotte sur une assemblée qui a fini par accorder le droit de vote aux femmes, qui a fini par les soustraire à la tutelle de leurs maris, qui a fini par leur accorder le droit à l’avortement, oui, je peux le respecter.
Mais le drapeau d’un pays dans lequel les femmes sont encore en moyenne payées un tiers de moins que les hommes, ou les violences conjugales sont si courantes et admises, ou les taches et responsabilités sont encore largement à l’avantage des hommes, non, ce drapeau-là je l’outrage.
En faisant l’effort de fermer les yeux sur le « sang impur » appelé à « abreuver nos sillons », l’hymne et le drapeau tricolore d’un groupe humain qui se sent un destin commun, dont l’histoire a fait un des berceaux de l’humanisme, des luttes sociales, de la littérature, des révolutions, des sciences, de la poésie, des arts, des principes de liberté, d’égalité, des droits humains, oui, je peux les respecter.
Pas les saluer au garde-à-vous ; je ne salue que les êtres humains. Mais les respecter, oui.
Mais l’hymne et le drapeau tricolore d’un pays, d’un État, d’une patrie dont l’essence et la structure interdisent la réalisation de sa devise, entretenant au sein de ses frontières, et vis-à-vis de tant d’autres pays, l’injustice la plus crasse, non, je ne les respecte pas, je les outrage.
L’hymne et le drapeau tricolore d’un pays si peu sûr de mériter naturellement le respect qu’il en vient à en pénaliser l’outrage, oui, naturellement, je les outrage.
Personne ne m’imposera le respect d’un quelconque drapeau ni d’un quelconque hymne.



Leo S. Ross
27 01 2003