L’élégance et la crasse

Janvier 2015, Europe. L’élégance et la crasse.
Le 28 janvier comparaissait au tribunal de Turin l’écrivain Erri De Luca pour avoir déclaré : « Je suis convaincu que la Ligne à Grande Vitesse Lyon-Turin est un projet inutile… Il ne s’agit pas d’une décision politique, mais d’une décision prise par les banques et par ceux qui veulent réaliser des profits aux dépens de la vie et de la santé d’une vallée entière. La politique a simplement et servilement donné son aval… Maintenant toute la vallée est militarisée, l’armée occupe les chantiers et les habitants doivent présenter leurs cartes d’identité s’ils veulent aller travailler dans leurs vignes ».
Puis, à la question : « donc sabotage et vandalisme sont licites ? », il a répondu lors de cette interview à l’Huffington Post « Ils sont nécessaires pour faire comprendre que la Tav est une œuvre nocive et inutile ». La Ltf, société en charge du projet, a porté plainte.
Le 29 janvier, Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne et ancien premier ministre du Luxembourg – c’est pendant cette mandature qu’il a autorisé des dizaines de multinationales à échapper à l’impôt sur leurs énormes bénéfices –, a déclaré dans le Figaro, en réagissant aux résultats des élections en Grèce : « Dire qu’un monde nouveau a vu le jour après le scrutin de dimanche n’est pas vrai. Nous respectons le suffrage universel en Grèce, mais la Grèce doit aussi respecter les autres, les opinions publiques et les parlementaires du reste de l’Europe. Des arrangements sont possibles, mais ils n’altéreront pas fondamentalement ce qui est en place […]. Dire que tout va changer parce qu’il y a un nouveau gouvernement à Athènes, c’est prendre ses désirs pour des réalités ».
Puis il ajoute : « Il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens. »
L’un parle de « sabotage », l’autre de limites de la « démocratie ».
Mais Juncker est au pouvoir, De Luca non. La différence est considérable. De Luca porte sa voix. Ses déclarations l’engagent en tant que personne et citoyen, mais n’engagent que lui. Lorsque Juncker parle ou répond à une interview, c’est l’homme qui détient un pouvoir politique qui s’exprime. En l’espèce, c’est le président d’une institution censée représenter la démocratie européenne qui déclare froidement que la démocratie ne peut contredire des traités qui avaient été quasiment imposés à la plupart des pays européens.
Juncker est un rond-de-cuir qui a passé sa vie à barboter entre ministères et bureaucratie européenne, gestionnaire de droite et propagandiste libéral d’une Europe dont les oukases ont entraîné misère et mort en Grèce. De Luca est un ouvrier devenu écrivain, producteur quand il travaillait dans les usines et pourvoyeur de bien-être par sa littérature. Juncker détruit les services publics, De Luca lutte contre un projet de train inutile et élitiste.
En prenant un peu de recul, en considérant les idéaux démocratiques qui sont sensés fonder l’Europe, il est sidérant que De Luca se retrouve au tribunal tandis que le président de la Commission peut dire de tels mots – et avoir jadis facilité l’évasion fiscale d’entreprises milliardaires – sans craindre aucune sanction. Manifestement, pour ce petit monsieur, la démocratie a des limites.
C’est donc aux peuples européens qu’il incombera de le juger.
Comme il nous revient de soutenir Erri de Luca.



Leo S. Ross
05 02 2015