L’imposture économique

C’est d’un économiste des antipodes, d’Australie, qu’est venue une nouvelle rigoureuse déconstruction des « théories » économiques dominantes (la première édition de son livre date de 2001), « L’imposture économique » de Steve Keen. Salutaire entreprise en ces temps de dictature économique néoclassique qui s’est presque partout imposée au pouvoir après la chute des régimes du bloc de l’est.
L’économie, une science ? Celle pratiquée et revendiquée par les économistes les plus influents – ceux qui ont les faveurs des médias et des gouvernements [*] – n’a rien d’une science.
D’abord parce que les hypothèses et postulats, fondations des modèles, ne reposent pas sur des observations suffisamment rigoureuses. Ce constat est sans doute directement corrélé au faible nombre d’économistes qui travaillent à collecter et traiter des données comparé à celui des « théoriciens ». La plupart de leurs hypothèses sont soit tout à fait irréalistes, soit complètement fausses. Par exemple cette idée que les marchés atteignent un état d’équilibre dans des conditions de concurrence pure et parfaite. Postulat qui ne s’observe jamais. Ou bien encore ces modèles qui omettent des aspects essentiels, comme le rôle de la monnaie. Un exemple de conséquence de ces lacunes ? C’est bien la trop grande latitude laissée aux banques pour créer de la monnaie – du crédit bancaire – qui a causé la crise de 2008.
Logiquement, aucun de ces modèles ne permet de faire des prédictions, ce qui est le propre des sciences exactes que singent les économistes avec leurs modèles « mathématistes ». Aucun économiste libéral n’avait vu venir la crise financière de 2008.
Et quand ces économistes libéraux édictent des « lois » – abusant le chaland en usant de tels termes issus de la physique – la connaissance et l’adoption de celles-ci par les acteurs de l’économie a pour conséquence… de les modifier. Pseudoscience, vraie imposture qui, en se construisant, modifie les lois du système étudié.
Rigueur ? Presque toujours, lorsque des résultats ou des données contredisent leurs croyances, ils les écartent de leurs modèles.
De façon plus anecdotique, gageons que si les économistes étaient capables de produire des modèles interprétatifs et prédictifs efficaces la plupart d’entre eux abandonneraient la recherche et l’enseignement pour tenter leur fortune en boursicotant sur ce marché qu’ils vénèrent comme un nouveau dieu.
L’économie est plus proche de la théologie que de la science.
Cette théologie a permis de combattre les syndicats, de faire baisser les salaires, d’endetter les États auprès des banques privées plutôt que de contrôler une faible inflation. Et ces erreurs, mises en pratique par des élus assujettis aux détenteurs de capitaux, ont mené aux grandes crises économiques actuelles. Comme ils continuent avec les mêmes recettes et sans rien remettre en cause du règne hégémonique de la finance, la religion néoclassique est en train de fabriquer les nouvelles crises à venir.
Dès lors que les études économiques sont lessivées de leur vernis scientiste, que peut-on en conclure ?
Que les avis des économistes orthodoxes étant faux, fruits de raisonnements douteux, ils n’ont que la valeur d’opinions politiques. Par exemple les assertions « les entreprises paient trop de charges », « il faut assouplir le Code du travail pour réduire le chômage » ou « l’austérité seule nous sortira de la crise » n’ont rien de vérités démontrées. Ce sont des opinions politiques, expression des intérêts de ceux que servent la plupart des économistes, les capitalistes. Prenons par exemple l’obligation faite aux États de s’endetter sur les marchés (obligation sanctuarisée dans les traités européens imposés contre tout esprit démocratique) et non en augmentant la masse monétaire (la planche à billets). D’abord, bien sûr, cela constitue le plus grand braquage jamais réussi, puisque les pourvoyeurs de fonds privés, banques et autres fonds de pension se sont mis en situation de rente vis-à-vis des pays. Mais cela a aussi pour conséquence de réduire à presque rien l’inflation. Or l’absence d’inflation c’est, mécaniquement, favoriser les rentiers par rapport aux travailleurs. Étonnant, non ? Les laïus sans cesse répétés qui légitiment ces politiques n’ont pas plus de valeur rationnelle ou historique que, au hasard : « les actionnaires doivent payer plus de taxes » ou « la solution c’est d’en finir avec l’organisation capitaliste de l’économie et imaginer d’autres pratiques ». Il ne s’agit pas de vérité ou de rationalité, il s’agit d’opinions politiques, de modèles de société. Il ne s’agit pas de science, il s’agit de déterminer si l’on veut vivre dans un monde où ne règne que le profit ou dans un monde où la justice et l’humain valent plus que l’appât du gain.
Les modèles des économistes les plus influents, qui ont l’écoute des pouvoirs politiques, sont des dogmes et opinions, non de « théories », qui ne fonctionnent pas. Qui sont fausses.
Steve Keen dit : « La prétendue science économique est un agrégat de mythes qui ferait passer l’ancienne conception géocentrique du système solaire de Ptolémée pour un modèle puissamment sophistiqué ». Ces économistes ne pensent pas, ils dogment, comme les staliniens en leur temps.
Si on dépouille l’économie de tous ses gadgets, elle consiste essentiellement à étudier la façon de répartir les richesses.
Il s’agit donc bien de politique. Certains des concepts en jeu sont par exemple « loi du plus fort – le marché et la libre concurrence » versus « justice sociale et planification de l’économie ». Des techniciens peuvent éclairer débats et décisions – de ces économistes honnêtes qui revendiquent, au mieux, le statut de science sociale à leur discipline. Mais aucune conclusion se drapant de rigueur scientifique ne peut raisonnablement être admise.
Piketty a montré comment l’accumulation des richesses nous ramène à un monde féodal, où les inégalités ne cessent de se creuser et l’héritage redevient l’essence du statut social. Keen complète, et d’une certaine façon va plus loin, en montrant l’inanité des modèles économiques imposés en guise de doxa des politiques économiques. À l’étape suivante messieurs ! Sortir du capitalisme et inventer une économie dont les impératifs soient justice sociale et développement durable. Inventer une économie humaniste.
Les partisans d’une économie libérale n’ont aucune légitimité scientifique pour imposer leur vision stupide, avare et mesquine du monde. Pour le reste, la légitimité démocratique, ils ne devraient pas l’avoir. Ils ont le pouvoir alors qu’ils sont si peu… Nous devrions leur imposer l’humilité. L’essentiel est de déterminer quel monde nous voulons. L’essentiel est entre nos mains.

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[*] Quelques exemples entendus de-ci de-là ces derniers jours : J. Tirole, présenté partout comme le « Prix Nobel d’économie » alors que ce prix n’existe pas, qu’il ne s’agit que d’un prix attribué par la Banque de suède, taulier d’un petit business à Toulouse (la Toulouse School of Economics) profite de sa nouvelle notoriété pour clamer qu’il est important « d’assouplir le Code du travail » (comprendre : réduire les droits des travailleurs) ; D. Seux, éditorialiste à France Inter et à Les Échos, certes ce n’est pas un économiste, mais il se fait le porte-parole des libéraux (déclarant par exemple que l’élection du luxembourgeois-planqueur-du-pognon-des-multinationales-Juncker à la Commission européenne ne peut réserver que de bonnes surprises) ; N. Valla et T. Philippon et leurs petits arguments crétins, mais intéressés, pour faire travailler les gens le dimanche – et consommer ! Important ça, consommez ! On ne le fait pas assez ! Allez ouvrons tout le dimanche ! Et bientôt ils vont nous expliquer que si les enfants ont envie de travailler, il faut leur en laisser la liberté… C’était à la télé, et heureusement un avocat, F. Rilov et un anthropologue faisant office d’économiste honnête, P. Jorion, leur tenaient tête ; un dernier exemple, issu du web : un certain « Captain €conomics » qui se présente comme « enseignant-chercheur doctorant en économie » et qui termine un piètre argumentaire sur les causes de l’endettement français par un pathétique (du point de vue de toute rigueur scientifique) : « Conclusion : Si l’on retourne au milieu des années 1970 et que l’on essaye de comprendre pourquoi la dette de la France a commencé à exploser à cette période, il me semble davantage cohérent de désigner la fin de Bretton Woods et la libéralisation financière mondiale de l’économie comme “facteurs” de ce phénomène, et non pas comme “causes” ». Pour les gens rigoureux, il y a des causes, et des conséquences. Pour les économistes qui s’escriment à raconter des craques, il y a les « facteurs ». Juste en quelques jours dans les médias…



Leo S. Ross
14 12 2014