Le coût de l’incommensurable

Je m’appelle Myllias, fils de Léocyde, je suis mathématicien. Ou plutôt, je l’étais. Je me trouve aujourd’hui vieux et retiré du monde des hommes et de l’étude des lois de la nature, dans les austères monts de Samothrace. J’aurais pu garder le silence et attendre discrètement la mort. J’aurais pu rester fidèle aux vœux que j’avais jadis prononcés et me taire. Mais ma conscience est comme le meilleur des prés que je possède, encombré en son milieu d’un rocher inamovible. Puissent les mots par lesquels je m’apprête à conter mon histoire, m’aider à briser ce rocher. Puissé-je me libérer de son poids.
J’étais mathématicien, membre de la confrérie pythagoricienne de Crotone. C’est à l’époque de la fin de la soixantième olympiade [2] que mes parents m’avaient présenté à Crotone. Le Grand homme lui-même m’avait reçu. Il m’avait scruté longuement, m’avait posé des questions d’apparence anodine et observé mes réactions. Le Grand homme, c’est ainsi que nous appelions celui que l’histoire connaîtra sous le nom de Pythagore.
J’ai été admis comme néophyte. L’apprentissage était rude et les contraintes nombreuses. Je me souviens de toutes, de l’interdiction de consommer des fèves, à celle de porter du coton. Nous n’avions que des tuniques en lin et ne mangions pas de viande. Et il y eut mon vœu de silence, que je brise à présent, pour la première et dernière fois de ma vie.
Mais, qui que tu sois, lecteur, sache que ces contraintes n’étaient rien au regard des merveilles que nous faisions. Il y avait deux sortes de membres au sein de la confrérie: les acousmaticiens, qui étudiaient l’éthique et pratiquaient les lois humaines, et les mathématiciens, qui étudiaient la nature, la géométrie, l’arithmétique, l’astronomie, la musique.
Le Grand homme, nous ne le voyions pas souvent. Dans les maisons des pythagoriciens professaient ceux qui avaient été les meilleurs de ses élèves. C’est ainsi qu’à Crotone je suis devenu le disciple d’Hippase de Métaponte et que je me fis mathématicien. Dans la hiérarchie de ses étudiants, j’étais premier à égalité avec un homme qui, l’avenir retiendra son nom, j’en suis certain, brillait déjà dès son plus jeune âge, Héraclite d’Éphèse. Hippase était un grand géomètre et son aura s’étendait bien au-delà de la ville. Il était le meilleur de tous les mathématiciens de la confrérie.
Ce que Pythagore avait fondé, que ses disciples cultivaient et transmettaient, était la vérité. Avant nous, avant les pythagoriciens, le monde n’avait jamais eu de cohérence ni de logique. Ne régnaient que des dieux erratiques et des mystères saumâtres. Pythagore avait établi le principe premier : tout est nombre, et toute longueur, c’est-à-dire tout nombre, est le rapport d’autres nombres. Telle était la loi. C’est par la musique qu’elle se vulgarisa, qu’elle se diffusa, car Pythagore avait montré que le son émis par une corde vibrante est en rapport exact avec sa longueur.
Il avait apporté au monde les lois des nombres et les travaux de l’école consistaient toujours et partout à consolider les preuves et connaissances issues de cette vérité première : tout est nombre. Je dois ajouter que cette vérité, seule, n’aurait été qu’un agneau livré aux loups si Pythagore n’avait aussi apporté l’art de la démonstration pour faire prospérer ses arguments. Tout est nombre et tout se démontre.
Notre vœu de silence n’était pas universel. Nous avions nos secrets, mais l’essentiel de notre savoir, nous le dispensions. Personne n’a jamais contesté nos théorèmes et toute la Grèce nous écoutait. J’ai même entendu dire qu’au-delà des frontières connues de nos marchands et soldats nos travaux étaient loués et étudiés. Le monde, grâce à nous, avait trouvé une cohérence qui s’était imposée sous la forme de lois incontestables.
Hippase consacrait beaucoup de temps à sa géométrie et à ses calculs, je l’assistais du mieux que je pouvais. Il était à la recherche du rapport dont le résultat donnerait la longueur de la diagonale d’un carré. Il allait souvent sur une petite plage à l’écart des bâtisses de la confrérie et traçait figures et raisonnements sur le sable humide, au plus près de l’eau. Il disait qu’il n’inventait rien, que c’était la mer qui lui dévoilait sur ce sable ce qui existait sous la surface de la réalité. Je savais que lorsqu’il délaissait les parchemins pour le sable il travaillait à ce problème de la diagonale. Ce rapport devait exister, notre loi l’imposait, mais personne ne l’avait trouvé. Le soir, après des heures d’efforts, le sable seul conservait ses recherches et bientôt la mer et le vent les dispersait. C’est la pudeur de la mer, elle efface et recommence. Pourtant il advint qu’il se rendit de plus en plus fréquemment sur cette plage, oubliant même ses responsabilités de professeur. Quelque chose progressait en lui. Je l’accompagnais souvent, assistant en silence à ses réflexions. Un jour, les dizaines d’éléments épars que j’avais vu naître sur le sable les mois précédents, soudain, prirent sens. Mon maître fut saisi d’une excitation digne d’un néophyte.
De mémoire, et malgré l’émotion qu’évoquent ces souvenirs, je puis retranscrire exactement ce qu’il fit. Il traça un carré, se tourna vers moi et déclara: soit un carré dont les côtés mesurent l’unité, et soit sa diagonale, Δ. Nous avons notre loi, notre postulat, toute longueur, tout nombre peut s’exprimer par un rapport entre d’autres nombres, n’est-ce pas ? J’acquiesçai. Et par ailleurs, Pythagore a démontré son grand théorème, qui dit que cette diagonale Δ, au carré, Δ², égale la somme des côtés au carré, soit 2 dans notre cas. Notre principe premier dit que Δ doit donc être le rapport entre deux entiers, sans aucun facteur en commun, disons a/b. Nous avons donc a²/b²=2, soit 2b²=a². On voit que le terme de gauche est pair. Donc le terme de droite a², doit aussi l’être, ce qui signifie que a doit lui-même être pair et qu’il peut s’écrire sous la forme a=2c. Donc si on repart de notre égalité précédente, on a 2b²=a² qui est égal à 4c² et donc b²=2c². Puisque 2c² est pair, on en déduit que 2 doit aussi diviser b², et donc que b est pair. Nous avions supposé que a et b n’avaient aucun facteur en commun, et pourtant… a et b sont divisibles par 2.
Hippase s’arrêta et me fixa. Il tremblait. Mais c’est absurde, lui dis-je, cela contredit l’hypothèse… a et b n’ont pas de facteur en commun. Justement, cria-t-il. Ce n’est pas possible ! Donc cette hypothèse est impossible. Δ ne peut pas s’exprimer sous la forme d’un rapport. Je le regardai, effrayé. C’était impossible. Aussi impossible qu’incontestable.
Dans les jours qui suivirent je crus qu’Hippase ne savait que faire. Soit il gardait le silence et l’ordre des lois en vigueur n’en serait pas bouleversé, soit il dévoilait sa découverte et rien ne serait jamais plus comme avant. La loi de la nature que Pythagore avait révélée était fausse, puisque mon maître avait trouvé une exception. Il existait des nombres incommensurables les uns par rapport aux autres. Peut-être la plupart le sont-ils ? Peut-être existe-t-il d’autres sortes de nombres ? Peut-être notre temps était-il révolu.
Hippase fut fidèle à sa droiture. Il fit plusieurs copies sur parchemin de sa démonstration et s’apprêta à s’en aller les donner à des savants de la province n’appartenant pas à notre communauté. Il savait qu’une telle découverte ne pourrait être acceptée par les pythagoriciens. Qu’ils la considéreraient comme moi au début, impossible. Et aussi, peut-être, dangereuse pour l’ordre qu’ils avaient établi.
Hélas, d’autres membres de la confrérie, ayant remarqué son comportement troublé et ses absences répétées, vinrent le trouver. Tous étaient d’influents pythagoriciens de Crotone, plusieurs avaient été ses disciples.
Ils surprirent mon maître sur le départ, le questionnèrent. Hippase les affronta fièrement. Oui, affirma-t-il, oui, j’ai révélé que notre loi n’est pas universelle et donc qu’elle est fausse. Il leur en fit la démonstration, les mettant au défi de le contredire. Et oui, conclut-il, je m’en vais donner la nouvelle.
Les pythagoriciens l’entourèrent, s’en saisirent et l’emmenèrent. Je savais qu’ils allaient le présenter au Grand homme. Pythagore entra dans une colère terrible, insulta et dénigra Hippase et son travail, nia et moqua sa découverte en qualifiant sa démonstration d’absurde. Finalement, il le condamna.
Mon maître fut enfermé et j’entendis qu’ordre fut donné à des néophytes d’aller sur la plage où était née la démonstration. Ils en revinrent avec un grand sac de cuir plein, je ne savais de quoi mais leurs efforts indiquaient un très lourd poids. J’assistai à ces funestes événements le cœur meurtri et la peur au ventre. J’avais raison de craindre la colère de mes confrères. Ils se saisirent aussi de moi, le plus proche disciple et ami d’Hippase, et m’enfermèrent.
Le lendemain, à l’aube, je fus extrait de ma cellule ainsi que le fut Hippase. Il marchait droit et la tête haute, quelque chose dans son regard indiquait qu’il ne regrettait rien. Nous fûmes emmenés à l’écart de la cité en un lieu fréquenté par ceux qui veulent s’ôter la vie : une haute falaise surplombant la mer dont la base est tourmentée par les vagues. Pythagore était absent. Mais l’un des mathématiciens prit la parole et, me désignant, ordonna qu’on me détachât. Puis il déclara : Hippase de Métaponte, pour avoir voulu révéler le mensonge de l’incommensurable, pour avoir voulu briser l’harmonie des lois de la nature que nous étudions, pour avoir voulu trahir les pythagoriciens, pour avoir soutenu l’impossible, nous te condamnons. Hippase de Métaponte, tu étais le plus doué des mathématiciens, après le Grand homme, ta trahison n’en est que plus grande, et pour cela, c’est à la mort que nous te condamnons.
Ils saisirent Hippase et lui attachèrent aux pieds le sac en cuir qu’ils avaient ramené de la plage. Celui qui parlait ajouta – je tais son nom, son nom n’a aucune importance, seul Pythagore avait décidé : tu seras envoyé au fond de la mer par le sable sur lequel tu as violé la science.
Après un long silence que seul Éole troubla, il demanda : as-tu quelque chose à dire ?
Hippase, qui n’avait que les pieds entravés, caressa sa barbe blanche de ses deux mains, en fermant les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, il déclara : il existe des nombres incommensurables, l’impossible est devenu possible. Allez vous faire voir.
Ils le poussèrent jusqu’au bord de la falaise. Alors on s’adressa à moi : et toi, Myllias, fils de Léocyde, pour avoir gardé le silence sur la vilénie de ton maître, et pour ton édification, nous te condamnons à exécuter la sentence.
J’étais terrifié. Je regardai le sac de sable noué aux pieds du condamné et j’en imaginais un, identique, qui pourrait venir aux miens. Les hommes me sommèrent d’obéir, me bousculèrent. Je croisai le regard de mon maître, qui acquiesça en souriant. Je le poussai dans le vide et Hippase de Métaponte disparut à jamais dans la mer qui lui avait soufflé sa découverte.
De retour à la maison des pythagoriciens, je fus consolé, loué, et, pendant des semaines on m’expliqua que j’avais mis fin à la pire traîtrise envers les mathématiques qui fut jamais commise. Mais après quelques mois, je disparus. Je m’enfuis loin, le plus loin possible, je traversai des mers et des plaines, et tâchai d’oublier. Jamais plus je n’en parlais, ni de Pythagore, ni d’Hippase, ni des mathématiques.
Mais je ne pus les oublier, parce que le remords et la honte n’ont cessé de m’habiter depuis lors. Je ne pus oublier, parce qu’aujourd’hui encore je me souviens avec exactitude de la preuve de l’incommensurabilité de la diagonale du triangle carré avec son côté que j’ai transcrite tantôt.
J’en ai terminé. Quand mon âme aura quitté mon corps on découvrira ce parchemin. Qu’il soit porté à la connaissance du monde et puisse Hippase trouver la paix.

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[1] NDA : On sait aujourd’hui qu’il existe des nombres ou longueurs qui ne peuvent pas s’écrire sous la forme a/b, a et b étant deux entiers relatifs (avec b non nul). Ces nombres sont appelés nombres irrationnels. Deux nombres dont le rapport est irrationnel sont dits incommensurables.

[2] NDA : Vers 456 av. J.-C.

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Nouvelle publiée dans le magazine de maths Quadrature d’Avril-Mai-Juin 2018.



Leo S. Ross
23 06 2014