Le coût de la hache

Il est des jours ou notre société me pèse beaucoup.
Un matin, comme il est des matins plus curieux que d’autres, je vais les yeux levés en marchant vers l’entrée de mon travail ; je regarde vers le premier étage des immeubles que je longe.
Je remarque alors une plaque posée sur le mur, vieille et grise. Au-dessus, centré, un médaillon porte l’image d’une femme.
La plaque dit : « Ici fut arrêtée Suzanne Masson les armes à la main le 5 février 1942.
Héroïne de la Résistance, déportée, elle refusa de travailler pour la machine de guerre allemande.
Devant le tribunal fasciste, elle déclara qu’elle n’avait fait que son devoir de patriote.
Décapité à la hache le 1er novembre 1943 à Hambourg.
Tombée pour l’indépendance nationale ».
Je suis resté là, incrédule, à regarder cette plaque, si discrète et oubliée que j’étais passé devant pendant des semaines sans même la remarquer.
J’étais tout à mes pensées lorsqu’une autre image s’est imposée, celle d’une affiche, vue quelques jours auparavant. Ses couleurs criardes se démarquaient des vitres du bar auxquelles elle était suspendue.
Une autre image de femme, une image d’objet. Une petite fille, ma fille, l’avait regardée, perplexe. Elle commençait à lire, nous attendions le bus. Elle déchiffrait le titre. L’image, elle savait, je le vis dans ses yeux, elle savait au plus profond de son être la part de bestialité qu’elle portait. Une de ces rares images qui pourrait la mener à demander à ses parents : « Mais dans quel monde m’avez-vous fait naître ? ».
L’image était une publicité pour un magazine. On y voyait une jeune femme, portant une mini-jupe en treillis militaire, masquant à moitié le nom de la revue, FHM. Sur la gauche, le plus gros titre, blanc et lumineux, que ma fille avait fini par réussir à lire : « Une femme, combien ça coûte ? »
Puis juste en dessous, en plus petit, « Équipez-vous en fonction de votre budget ».
À quelques mètres, Suzanne Masson, décapitée à la hache à Hambourg en 1943.
Pour cette société.



Leo S. Ross
26 02 2003