Le silence et la colère
Un livre de Pierre Lemaitre
Deuxième livre de Pierre Lemaitre au cœur des Trente glorieuses, où l’on retrouve la famille Pelletier après les avoir laissés à la fin du précédent, Le Grand monde. L’histoire s’articule autour de grandes questions de cette époque. Comme le progrès. Quoi de plus années cinquante que l’idée de progrès? Il apparaît sous la forme d’un futur lac auquel on fait de la place, un lac artificiel qui va noyer un village pour produire de l’électricité. C’est un petit monde qui va disparaître pour que l’autre continue de grandir, le village résiste, mais on lui dit qu’il doit se réinstaller ailleurs. Hélène, y est envoyée en reportage. Elle a pris le pas sur son frère qui l’a précédé en journalisme en animant une série d’articles, grand succès pour le journal, qui explore une question qui ravira les amateurs étrangers de clichés sur les habitant-e-s de l’hexagone: « les femmes françaises sont-elles sales ? » On rit beaucoup, chez Lemaitre. Mais on y voit aussi ce que les femmes ne vivent plus, en France, et tant qu’on défendra le droit à l’avortement. C’est à mon avis une des grandes forces de la littérature que d’offrir la possibilité de se glisser dans d’autres vies, d’autres temps et ainsi, littéralement, de vivre davantage que sa propre vie. L’une des autres vies que Le silence et la colère nous donne à vivre est une saisissante évocation du quotidien des femmes enceintes qui ne veulent pas poursuivre leur grossesse dans un pays qui n’avait pas encore légalisé l’avortement. Extrêmement bien documenté, subtil et émouvant, j’ai l’impression d’avoir un peu senti ce que pouvait vivre une femme en ces temps crades où ce droit à disposer de son corps n’avait pas encore été arraché aux religieux, aux réactionnaires et au patriarcat ordinaire. Chemin faisant, comme presque toujours au fil de l’histoire de France, l’on verra la police française, celle-là même de la collaboration avec les Nazis, des rafles et de Vichy, s’illustrer, fidèle à sa culture et à son histoire glauque. Lemaitre excelle à nouveau à fresquer une époque, avec une puissance narrative peu commune dans la littérature contemporaine française. Et pourtant, au détour de cette puissance, il se permet de délicieux éclairs de recul où je vois la grande tendresse d’un écrivain pour ses personnages: « Deux hommes l’avaient pris en chasse avec cette hargne qui donne à certains êtres l’envie soudaine de se montrer héroïques. On aimerait dire que Jean eut du talent, il n’eut que de la chance » (p. 311). Cette poésie de la distanciation est souvent présente, créant de délicieux effets ou Lemaitre semble nous dire: je vous raconte une histoire, mes personnages sont inventés, mais n’oubliez pas que je suis là, que j’ai beaucoup travaillé ; et si vous ne devez pas oublier que je suis là, si je vous rappelle ma présence c’est parce que ce que je vous raconte, c’est la réalité de cette époque. Et souvent c’est de la simple et grande poésie, comme avec le si attachant Petit Louis : « Et le garçon continuait à sourire au petit groupe qui maintenant se dispersait, à Hélène, à Lambert, aux anges peut-être » (p. 197). On y croisera aussi le plus horrible personnage féminin de la littérature, si horrible qu’elle en dévient hilarante, si bien portraiturée que je suis certain que dans quelques années moi et de nombreux lecteurs seront convaincus d’avoir connu et côtoyé une affreuse Geneviève Pelletier: « Les pompiers en avaient vu d’autres, mais ils ne connaissaient pas encore Geneviève Pelletier » (p. 352). Cette femme, on sent que Lemaitre s’est beaucoup amusé à lui donner vie… et sommeil : « L’hôtesse de bord n’eut de répit que lorsque Geneviève fit résonner son ronflement sonore et majestueux » (p. 93). Outre sa force narrative, on ne peut qu’être admiratif face à la dextérité de Lemaitre à faire vivre ses personnages, à nous faire ressentir de la tendresse pour un monstre, à nous faire vibrer des amours hésitantes qui font leur chemin. Style, récit et souffle, Lemaitre s’est hissé dans le camp des grands du roman français.
Le silence et la colère
Pierre Lemaitre
Calmann Lévy, 583 p.
2023