Littérature réactionnaire

« Lorsque le soleil de la culture est bas sur l’horizon, même les nains projettent de grandes ombres »

La citation du célèbre écrivain autrichien Karl Kraus pourrait s’appliquer aux chefs de file d’une littérature réactionnaire encore bien vivace en France. Ils se nomment Houellebecq, Yann Moix ou Sylvain Tesson, ils sont antiféministes, islamophobes, parfois antisémites et pourtant leurs livres se vendent à des milliers d’exemplaires. Comment comprendre l’engouement des éditeurs et d’un si grand nombre de journalistes ? Ces derniers mois de nombreuses publications contribuent à dévoiler l’ancrage profond de cette littérature à l’extrême droite, sa genèse et son rôle dans la dérive du débat politique. Tour d’horizon.

Littérature réactionnaire

Dans les livres de Sylvain Tesson il y a toujours des passages qui suscitent de profonds malaises : « Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non! Il suffirait de ne rien avoir de commun avec lui. L’évitement me paraissait le mariage de la force avec l’élégance. Orchestrer le repli me semblait une urgence. Les règles de cette dissimulation existentielle se réduisaient à de menus impératifs: ne pas tressaillir aux soubresauts de l’actualité, réserver ses colères, choisir ses levées d’armes, ses goûts, ses écœurements, demeurer entre les murs de livres, les haies forestières, les tables d’amis, se souvenirs des morts chéris, s’entourer des siens, prêter secours aux êtres dont on avait connu le visage et pas uniquement étudié l’existence statistique » (Sur les chemins noirs, p. 35). Oraison antimoderne ; termes d’Ancien régime, comme « outrecuidance » ; conformisme à la Leibniz, Hegel ou Confucius, de beaux réactionnaires ; appel à la « force », « l’élégance », les « levées d’armes » ; et cette dernière phrase disant en somme qu’on devrait s’inquiéter un peu moins des réfugiés qui se noient en Méditerranée ou dans la Manche. De temps en temps, Tesson lève bien plus explicitement le voile de sa machinerie, par exemple quand il cite gentiment Maurras, l’intellectuel antisémite et collaborationniste de l’Action française : « N’en déplaise à Charles Maurras, chantre du pays réel opposé au pays légal, marcher sur les chemins noirs permettait la découverte d’un pays mêmement illégal et irréel » (Sur les chemins noirs, p. 76). Ou, autre citation, Drieu La Rochelle, antisémite, collaborationniste, fusillé pour ses crapuleries pendant l’Occupation… « … je savais qu’il y avait en moi quelque chose qui n’était pas moi et qui était beaucoup plus précieux que moi », mais en précisant qu’il – Tesson – pensait maintenant du mal de cette phrase et proposant de la changer en: « Il y a hors de moi quelque chose qui n’est pas moi et qui n’est pas l’homme et qui est plus précieux, et qui est un trésor hors l’humain » (La Panthère des neiges, p. 140). « Maintenant », comprendre, avant je l’aimais bien, cette phrase. Quoi qu’il en soit : qui cite Maurras ou Drieu La Rochelle si ce n’est quelqu’un aux convictions d’extrême droite bien ancrées, pour qui ces auteurs font partie des références, du corpus culturel ? Mais par ailleurs, Tesson dit aussi une telle quantité de bêtises que certain-e-s ont pu ne pas voir… Exemple : « Dans une perceptive naturaliste, l’homme révolté est une chose inutile. La seule vertu, sous les latitudes forestières, c’est l’acceptation » (Dans les forêts de Sibérie, p. 68) – bêtise car qui s’est frotté un peu réellement à la nature sait que c’est justement la capacité de révolte de l’être humain qui lui permet souvent de se sortir des mauvais pas dans lesquels nous pousse un milieu qui n’est plus le notre depuis des milliers d’années – il dit de telles bêtises que certain-e-s peuvent ne pas avoir vu, dans sa mélasse antimoderne, ses références d’extrême droite. Il faut singulièrement manquer de jugeote, mais enfin, tout est possible.
De Houellebecq, citons pour la forme ce vieux passage des Particules élémentaires que l’on peut avoir oublié (et que François Krug rappelle p. 68 dans son « Réactions françaises », une enquête consacrée à la proximité des écrivains réactionnaires avec l’extrême droite): « Un personnage, enseignant, explique “haïr les nègres”. Il en a justement un dans sa classe: “Évidemment, toutes les filles étaient à genoux devant ce babouin […]. C’est comme ça que devait finir la civilisation occidentale, me disais-je avec amertume: se prosterner à nouveau devant les grosses bites, tel le babouin hamadryas”. Plus loin, il conclut que “nous envions et nous admirons les nègres parce que nous souhaitons à leur exemple redevenir des animaux dotés d’une grosse bite et d’un tout petit cerveau reptilien, annexe de leur bite” » (Les particules élémentaires, Flammarion, 1998, 238 p.).
Quant à Yann Moix, autre pilier de la dérive réactionnaire contemporaine, on peut en avoir feuilleté quelques pages au cours des dernières années dans les librairies, sans que jamais vienne à l’esprit qu’il puisse s’agir d’un écrivain. Au mieux, animateur télé, réalisateur d’un film sur le sosie d’un chanteur disco électrisé, ce qui n’est déjà pas si mal, d’une certaine façon. Mais puisqu’il a publié chez Grasset et beaucoup vendu, citons-le aussi: « Le narrateur y divague sur l’échangisme, le terrorisme, et “cet islam trancheur de queues pointées comme des ogives vers le con des femmes que j’aurais dû niquer, que j’aurais dû aimer, que j’aurais dû faire jouir par tous les trous” (Partouz, Grasset, 2004) » (Réactions françaises, p. 191).
Finissons avec Frédéric Beigbeder, jet-setter branchouille qui déroule désormais ses plaintes répétées contre le féminisme, qui explicite sa volonté de faire partie, lui aussi – en tant qu’homme blanc hétérosexuel – du « club des victimes ». Voici ce qu’en dit Bénédicte Martin, une autrice qui l’a connu : « Beigbeder est tout sauf féministe. C’est un masculiniste pour qui les femmes ne sont que des accessoires divertissants. Il les méprise et les dénigre parce qu’il en a peur. Personnellement, je ne vois aucune trace dans ses écrits de femmes puissantes ou combatives pour d’autres causes que le shopping et la frivolité » (citée par Ellen Salvi dans un article sur le « Gramsci de la branchitude » devenu « boomer de la bataille culturelle », paru dans Mediapart en août 2023). De fait, Beigbeder confirme : « Le fait est que je suis assez d’accord avec plein de constats réactionnaires ».
Voilà donc posés, en quelques citations, quatre écrivains français qui publient et vendent bien, parfois très bien.
Ces derniers mois ont paru un livre, « Réaction françaises » – Enquête sur l’extrême droite littéraire – de François Krug (Seuil), un article d’Evelyne Pieiller, « La réaction, c’était mieux avant » (Le Monde diplomatique) et une série d’articles d’Ellen Salvi et Romaric Godin dans Mediapart (« De Sollers à Beigbeder : la fabrique des nouveaux réactionnaires de la littérature française » ; « Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire » ; Frédéric Beigbeder : du « Gramsci de la branchitude » au boomer de la bataille culturelle »), qui explorent la genèse et la permanence d’un mouvement de littérature réactionnaire.
Les articles de Salvi, Godin et Pieiller s’attachent à comprendre l’apparition et les principaux ressorts de ce mouvement, en s’appuyant sur des éléments factuels, des citations, des témoignages.
Le livre de Krug est une enquête précise, documentée, sourcée sur les liens entre certains écrivains à succès et l’extrême droite, Houellebecq, Tesson et Moix principalement. Mais on y croise aussi toute la nébuleuse des écrivains douteux : Lovecraft, Maurras, Céline, Michel Déon, Jacques Chardonne, Antoine Blondin, Jean Raspail, Philippe Muray, Renaud Camus, Dantec, Alain de Benoist, Jean-Edern Hallier, Beigbeider… Le journaliste ne s’intéresse pas à leur style et leurs narrations, mais uniquement à des faits objectifs.
Revenons à Moix, à l’âge de ses 22 ans : « Mais que vient-il nous endormir, le Nanar, avec ses juiveries prétentiardes et attardées de charognard pédophile puisque chacun sait que les camps n’ont jamais [souligné dans le fanzine] existé. […] Si les juifs aiment aller se faire dorer les burnes sur un barbecue MADE IN BERCHTESGADEN [écrit en majuscules dans le fanzine] le dimanche, est-ce la faute du brave Adolf Hitler ? Que nenni : le Hitler, il ne leur voulait que du bien à ces gens-là. D’où cette touchante générosité : dépenser l’argent du peuple allemand pour payer du bon temps aux Rosenberg ou aux Joffos… » (Réaction françaises, p.47). Des citations de jeunesse ? Particulière jeunesse.
Sylvain Tesson a dans sa bibliothèque bien en vue – on peut voir la photo sur le web –, des livres sur la Division SS Charlemagne ou la Panzerdivision SS Wiking, écrits par Jean Mabire, journaliste et écrivain d’extrême droite, néo-fasciste. Nos bibliothèques parlent.
Michel Houellebecq fait en juillet 2022 une apparition après des mois de discrétion à une rencontre de l’antisémite et royaliste Action française. Nos sorties parlent.
Yann Moix, encore, qui se débat pour se défaire de l’image d’antisémite qui lui colle à la peau après la révélation de ses abjects fanzines de jeunesse sur la Shoah (22 ans, tout de même, répétons-le), rencontre sur un plateau du présentateur Hanouna, puis devient ami de Geoffroy Lejeune, le très zemmouriste rédacteur en chef de Valeurs actuelles et du JDD. Nos amis parlent.
Mais parlent de quoi ? Houellebecq explicite dans une interview (Réactions françaises, p. 63) : « Qui a dit que le sens du progrès historique était d’aboutir à plus de liberté ? Pour ma part, je ne le pense aucunement ». Les convictions réactionnaires sont explicites.
Le même, lorsqu’une revue essaie de le tirer des propos sur les « nègres » et leurs « bites » en 1998 :  « On a voulu faire un entretien qui l’aide, pour séparer l’auteur du narrateur […]. Quand on a compris que lui, il ne voulait pas séparer l’auteur du narrateur, il y a eu un problème ». Houellebecq conclut : « Il y a les cathos traditionalistes. Moi je les trouve sympas. Mais c’est eux qui prendront des distances par rapport à moi, puisque je ne crois pas en Dieu. Tout repose là-dessus, même si je suis contre l’avortement » (Réactions françaises, p. 70).
Tesson, de son côté, aime Jean Raspail et lui fait des « clins d’oeil » dans ses livres, il aime « sa vision du monde […] : crépusculaire. Il est sensible à l’esthétique de l’engloutissement, de la chute des mondes, ce moment où l’on contemple quelque chose pour la dernière fois dans les feux d’un soleil moribond » (Réactions françaises, p. 81). Jean Raspail était un auteur d’extrême droite qui fait dire à l’un de ses personnages des choses comme : « Personne n’a souligné le risque essentiel, à savoir celui qui découle de l’extrême vulnérabilité de la race blanche et son caractère tragiquement minoritaire. Je suis blanc. Blanc et occidental. Nous sommes blancs. Que représentons-nous, au total ? Sept cents millions d’individus, principalement concentrés en Europe, et cela face à plusieurs milliards de non-blancs, on n’arrive même plus à en tenir le compte à jour » (Le Camp des saints, 1972). En 2018, Tesson écrit aussi un mot hallucinant sur le fondateur de la Guilde des explorateurs : « Trop jeune pour la Résistance, il intégrera un commando de l’OAS » (Réactions françaises, p. 83).

Littérature réactionnaire

Le caractère réactionnaire, d’extrême droite est établi. Un autre invariant se dégage, aussi : leur misogynie. Cela se voit particulièrement chez Frédéric Beigbeder, jadis parfois vaguement considéré comme progressiste, voire de gauche, mais ancien admirateur de l’écrivain pédophile Gabriel Matzneff, et qui hurle maintenant sur BFM sa peur d’être « censuré » par les féministes (cf. l’article d’Ellen Salvi). Lolita Pile, citée dans le même article, conclut, tranchante : « Pour un écrivain médiocre, la misogynie est un moyen commode d’avoir un point commun avec Nietzsche ». La misogynie est également triviale à constater chez Moix et Houellebecq, plus subtile chez Tesson.
Ils sont donc réactionnaires, proches de l’extrême droite – Krug détaille leurs relations concrètes et continues avec des intellectuels et militants d’extrême droite –, misogynes et détestent les pratiques d’émancipation, l’égalité, la démocratie.
Comment expliquer que ces rebelles de salon aiment et flattent l’ordre, ce qui est le propre des réactionnaires ? C’est que, dit Evelyne Pieiller : « Au fondement de ce mépris pour l’égalitarisme rayonne la certitude que, en dehors des âmes d’exception, l’homme ne vaut pas grand-chose. Sauf à être encadré par des structures (l’Église, par exemple, l’armée…) qui l’extirpent de son goût du confort et des jouissances faciles. Évidemment, conclut-elle, on patauge ici en plein nihilisme ».
On ne peut s’empêcher, par ailleurs, de remarquer une certaine forme de lâcheté à ne pas tout à fait assumer ce qui, manifestement, est le fond de leur pensée. Il faut bien vendre et ces écrivains jouent sur le fil : une brute comme Soral par exemple, personne de sensé ne peut en offrir un livre. Un type à la gueule de travers qui parle d’une panthère blanche se glisse bien, par contre, sous le sapin. Ses idées avec.
Du point de vue littéraire, Romaric Godin et Ellen Salvi établissent dans leurs articles un lien intéressant avec le style de l’autofiction, « qui n’a cessé de prospérer depuis le début des années 2000 ». C’est un « genre qui correspond parfaitement à l’ambition antimoderne en ce qu’elle place l’écrivain comme sujet de la critique de la modernité ». La logique qui se dessine est que l’autofiction (Sollers, Moix, Beigbeder, Tesson dans une moindre mesure) est leur style de prédilection parce que dans leur imaginaire les écrivains doivent surnager dans la médiocrité et la décadence actuelle, s’extirper de la « vulgarité des masses et la médiocrité des temps » (Le rappel à l’ordre, Lindenberg, Seuil, p. 15). Evelyne Pieiller confirme dans son article « La réaction, c’était mieux avant » : « Il y a là comme un air d’adolescence et d’insoumission, le dandysme de celui qui ne fraie pas avec le troupeau, la supériorité désespérée de celui qui refuse de jouer le jeu de la bêtise universelle. Ce qui est, soit dit en passant, un rêve classique de petit-bourgeois ». Dans la littérature des années 60-70, il fallait se débarrasser du sujet. La contre-révolution consiste donc à le réhabiliter, et quitte à le faire, autant le faire jusqu’au bout en plantant l’écrivain lui-même au centre de l’histoire, ce que permet l’autofiction. Et puisqu’ils parlent essentiellement d’eux, ils articulent leur littérature en défendant essentiellement leurs propres intérêts ; ces intérêts étant souvent bourgeois, ou en tout cas ceux d’un ordre bien établi, ils en viennent à détester toute idée d’émancipation. Parce qu’elle risque de ruiner leurs avantages, leurs places, leurs rôles.
Mais au-delà de leurs personnes, d’intérêt limité, c’est surtout leur succès qui interroge. Comment s’explique la mansuétude, l’aveuglement de tant de lecteurs progressistes, humanistes ? Comment s’explique l’appui des milieux intellectuels et de grandes maisons d’édition à l’égard d’auteurs clairement problématiques, et ce depuis leurs débuts ? Comment expliquer le succès de cette vision crépusculaire de la littérature ?
L’origine de cette contre-offensive littéraire, Romaric Godin la place chez Sollers (dont la description du peu d’intérêt qu’a suscité son décès, pour cruelle qu’elle soit, semble représentative de la trace que ces écrivains laisseront dans l’histoire). Philippe Sollers, ex-maoïste devenu néolibéral – une trajectoire très courante chez cette sorte de marxistes autoritaires –, a dominé le paysage littéraire des années 80, en initiant et poursuivant sans relâche une contre-révolution conservatrice, après les années 60. Son offensive entraîna, du fait de sa position dans le milieu de l’édition, une grande partie de la littérature. Et cette contre-révolution, dit Godin, est un parallèle culturel exact de la conversion, à la même époque, de la social-démocratie au néolibéralisme. Il marque ce tournant avec la publication de « Femmes » en 1982, une « autofiction désabusée et conservatrice » (texte qui a très mal vieilli), misogyne, anti-féministe, structuré par, dit Godin : « sa résistance à la domination de la société par les femmes et leurs alliés homosexuels ». Sollers, « l’écrivain phare d’une époque et d’une classe », «  annonce Houellebecq », conclut Godin.
Un précurseur de l’analyse de cette dérive, peut-être le premier qui l’a vue, est Daniel Lindenberg qui en 2002 publie Le rappel à l’ordre – Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, 2002. Il remarque « une méfiance de plus en plus marquée [chez les intellectuels et les écrivains] à l’égard de la démocratie, de l’État de droit et des fondements d’une “société ouverte” au moment même où on les croyait durablement installés dans les esprits ».
Une première réponse à la question de la mansuétude à leur égard et à leur succès est que ces auteurs auraient fait preuve de suffisamment de duplicité pour berner leur monde. Godin cite une journaliste du Monde qui reconnaît que l’auteur (Sollers) « n’est pas du côté progressiste », mais invite le lecteur à « ne pas trop prendre au sérieux les thèses saugrenues qui sont contenues ». C’est peut-être là une clé, ils n’auraient pas été lus sérieusement. Mais l’explication ne semble guère tenir tant les signes, issus de la vie réelle de ces écrivains ou de leurs écrits, étaient évidents.
Serait-ce pour l’aspect « Provocateur » ? « La littérature de droite n’aime pas tellement les auteurs qui prennent trop de liberté, notamment avec la langue. C’est pour cette raison qu’un Michel Houellebecq a pu apparaître dans les années 1990 comme un “provocateur” » (Godin et Salvi). Mais comment expliquer que cet aspect de leur écriture ait pu les faire passer pour des « provocateurs » inventifs auprès de gens de « gauche » ? L’explication la plus simple est que la gauche s’est embourgeoisée et qu’au fil des années ses références sont devenues, y compris du point de vue du style, celles de la droite. Sans doute aussi beaucoup de gens ont été abusés par le côté rock attitude de ces auteurs, or comme le rappelle Lindenberg : « l’avant-garde n’est pas toujours “progressiste” ».
Il y a une explication partielle, cruelle, mais qui semble avoir une certaine réalité : en quelques aspects les écrivains réactionnaires ont tapé juste et beaucoup de lecteurs en ont conclu qu’ils en devenaient ainsi lisibles et fréquentables : sur l’aliénation consumériste, le tournant néolibéral de la social-démocratie, certaines médiocrités de la production culturelle, la critique de l’hégémonie technophile et l’inanité de certaines productions intellectuelles « post-modernes »… Lindenberg dit : « Certaines flèches décochées pas les nouveaux réactionnaires vont dans le mille, dès lors qu’elles touchent ce que l’idéologie progressiste ou les effusions humanistes peuvent avoir de fallacieux » (p. 44, Le rappel à l’ordre).
François Krug répond que c’est l’histoire « d’un pays où les digues idéologiques ont sauté, y compris dans le milieu littéraire » (Réactions françaises, p. 21). On peut ainsi – partiellement – interpréter l’ascension de ces écrivains comme le fruit d’une offensive culturelle réussie lancée par la Nouvelle droite (essentiellement autour du GRECE), depuis les années 70.
Il peut y avoir un complément à cette explication : et si, chez beaucoup de ces progressistes, humanistes qui les ont achetés, lus, promotionnés ou édités il y avait eu là matière à assouvir de sombres inconscients ? Et si, parmi une partie très significative de la gauche bourgeoise intellectuelle lire et aimer ces écrivains avait été une façon de pouvoir dire, sous couvert de littérature, leur (in)pensée antimoderne, réactionnaire, raciste, des angoisses identitaires qui trouvent moyen de s’exprimer sous une forme « respectable », celle de la littérature ?

Littérature réactionnaire

Ces écrivains sont le symptôme d’une gauche intellectuelle perdue, dévoyée, et d’une société qui se droitise à grande vitesse. Ils ne sont pas très doués, pourtant. Tesson : « Le paysage répondait à son principe de distinction, de hiérarchie, de pureté. (…) Politiquement, il était étrange que les esprits éveillés ne se fussent pas plus tôt insurgés contre la symbolique du paysage de montagne. La verticalité constituait une critique de la théorie égalitaire ». Et Evelyne Pieiller de conclure : « C’est amusant. C’est intensément stupide. Et clair ». Et de citer Pablo Stefanoni : « La gauche est à court d’images du futur. […] la mémoire des victimes a remplacé la mémoire des luttes, [ce qui a] modifié notre perception des sujets sociaux qui apparaissent désormais comme des victimes ». « Serait-ce qu’être “de gauche » ne signifie plus guère autre chose que l’indignation… morale ? » demande Pieiller. Mais la gauche étant un cadavre en décomposition depuis son abandon de tout horizon révolutionnaire et sa mue néolibérale, ce n’est finalement pas si étonnant. Le plus étonnant est peut-être qu’une telle médiocrité les ait accrochés.
Finalement, on peut aussi se demander si tout cela est si important. Ce ne sont après tout que des livres. Des romans. Des histoires.
D’abord, pour qui est attaché à la littérature, on ne peut que regretter que tant de bons auteurs restent dans l’ombre, écrasés par les succès de ces pamphlétaires réactionnaires qui se travestissent en romanciers.
Mais surtout ce sont des livres qui infusent très largement dans l’esprit de millions de français – et, à l’étranger, chez un grand nombre de lecteurs pour qui la littérature française à une certaine importance – des mots, des idées et des concepts toxiques : droit-de-l’hommisme ; grand remplacement ; sauvageons ; wokisme, racisme et ses absurdes caricatures, racisme anti-blanc ou anti-flics ; critique non pas de tous les religieux, mais des musulmans ; dénonciation d’une passion imaginaire de la repentance, réhabilitation du souvenir de la colonisation ; dénonciation d’un extrémisme féministe fantasmé ; utilisation de la catégorie de « peuple » qui traverse désormais toute la gauche, en lieu et place des classes sociales ; utilisation du terme de mondialisme au lieu de mondialisation… Les conséquences, peuvent être qu’un président de la République peut sans sourciller citer du Maurras (« pays légal » vs. « pays réel » en parlant d’immigration et de « séparatisme », septembre 2020). La littérature réactionnaire participe a établir un contexte qui permet le vote de lois, des actes, de la non-assistance à personne en danger lorsque des réfugiés se noient, des incendies volontaires, des coups de feu et, bien sûr, favorise le vote d’extrême droite et celui pour des politiques réactionnaires qui disent s’y opposer, mais font, dans les faits, des politiques qui s’en inspirent.
Lindenberg dit que les intellectuels réactionnaires sont toujours les poissons-pilotes des temps à venir. S’il a raison, le succès de ces écrivains à de quoi inquiéter sur le pire à venir.
Les livres et articles cités sont salutaires. Puissent-ils participer à juguler l’offensive réactionnaire dans la littérature contemporaine. On ne peut qu’espérer que dans quelques années paraîtront des enquêtes et articles sur l’émergence d’une littérature d’émancipation. Ou, simplement, que soient publiés moins d’auteurs d’extrême droite et davantage de bonne littérature.


Références :

  • Réactions françaises – Enquête sur l’extrême droite littéraire, François Krug, Seuil, 2023, 221 p.
  • Le rappel à l’ordre – Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Daniel Lindenberg, Seuil, 2002, 100 p.
  • De Sollers à Beigbeder: la fabrique des nouveaux réactionnaires de la littérature française – Romaric Godin – Ellen Salvi, Mediapart, 7 août 2023
  • Sollers 1983 : la contre-révolution littéraire – Romaric Godin, Mediapart, 9 août 2023
  • Frédéric Beigbeder : du « Gramsci de la branchitude » au boomer de la bataille culturelle – Ellen Salvi, Mediapart, 11 août 2023
  • La réaction, c’était mieux avant – Michel Houellebecq, Sylvain Tesson et leurs devanciers – Evelyne Pieiller, Le Monde Diplomatique, août 2023

Audio de la rencontre du 27 septembre 2023:
https://open.spotify.com/episode/1J7nHRKcUEGgnal2iFtVUl



Leo S. Ross
21 09 2023