Michael Kohlhaas
Un livre de Heinrich von Kleist
A la frontière de la Saxe, au XVIe siècle, un marchand de chevaux du nom de Michael Kohlhaas est victime d’une injustice commise par un baron local. Une histoire de chevaux spoliés parce que le marchand ne voulait pas payer un droit de douane abusif. Le baron fait acte d’autorité. Mais l’homme Kohlhaas a une haute idée de la justice et de son droit. Commencent alors les « aventures [d’un] homme étrange et nullement abject » (p. 121), comme le présente Heinrich von Kleist, l’auteur de ce roman moral, grand classique de la littérature allemande.
Sur le moment, Kohlhaas est tenté de répliquer, de remettre à sa place le concierge du château qui s’apprête à commettre l’injustice dont il sera victime : « il se faisait violence pour ne pas l’étendre dans la boue avec son corps ventru et sa face cramoisie pour l’écraser. Mais dans son équité, un scrupule le retint encore » (p. 17). Il croit en son bon droit.
Convaincu qu’on lui fera justice, il accepte que son épouse aille plaider leur cause auprès des princes régnants. Elle y perdra la vie, et dès lors se lèvera la colère de Michael Kohlhaas. Parce qu’il refuse l’arbitraire, parce que la justice est nécessaire pour que perdure la paix sociale.
Sur son lit de mort, sa femme lui avait demandé de pardonner à ceux qui l’ont offensé : « Puisse Dieu ne jamais me pardonner de la même manière que je pardonne au baron ! » (p. 45) « Parce que je ne puis me résoudre à rester dans un pays où mes droits ne sont pas sauvegardés » (p. 39), dit-il.
N’ayant pas obtenu son droit, la soif de justice se mue alors en vengeance. Il ressuscite une vieille loi germanique tombée en désuétude, die Fehde – Faide en ancien français – possibilité pour un homme libre d’exercer une vengeance privée si des atteintes graves contre sa personne ou ses biens sont commises. Et la vengeance sera brutale, injuste.
Michael Kohlhaas part en campagne et mène une véritable guérilla dans tout le pays, à la tête de mercenaires, une petite armée, incendiant les villes et menaçant les pouvoirs.
Kohlhaas est intransigeant, à la hauteur de l’espoir qu’il avait en la justice. Rien ne l’arrête : il entre dans la chapelle dans laquelle il pense trouver le baron qui l’a humilié et lui a causé tort, et « renverse les autels et les bancs » (p. 49), c’est-à-dire qu’à ses yeux même le sacré religieux est balayé par sa juste cause.
Sa soif de justice, muée en vengeance, va au-delà de la vision romantique du XIXe siècle et de la morale germanique d’un pays en pleine Réforme – Martin Luther y apparaît comme personnage – : « Il peut se présenter dans la vie des devoirs plus élevés et plus sacrés que de veiller en bon père de famille aux intérêts de son intérieur » (p. 35), dit Kohlhaas. La justice, se battre pour son droit peut être plus important que son confort, son foyer.
La religion reste du côté de l’ordre et des puissants. Luther traite Kohlhaas d’homme « impitoyable, insensé, inconvenable » (p. 72). Mais, face à sa violence, il cherche tout de même à proposer un compromis. Kohlhaas lui répond : « Notre Seigneur ne pardonna pas non plus à tous ses ennemis » (p. 75).
Même si Von Kleist n’insiste pas sur la question, il semble y avoir une dimension politique dans la révolte de Kohlhaas, puisqu’il « exhortait le peuple à se joindre à lui, pour fonder un meilleur état des choses » (p. 63). Formule qui ne peut viser que l’arbitraire féodal, à peine encadré par un droit mal établi. Mais peut-être n’est-ce qu’une astuce pour rallier des gens à sa croisade.
Ce dont il est question, essentiellement, c’est du contrat social, dont la justice est une dimension essentielle. Kohlhaas en appelle à la protection des faibles des abus des puissants, par la loi. Qui rompt ce contrat me « repousse parmi les sauvages du désert ! » (p. 70).
Et ça marche, puisque les dirigeants de Saxe lui accordent le droit à ce que justice soit faite et lui promettent l’amnistie si la décision lui est favorable (engagement qui, après moult péripéties, ne sera pas respecté).
Kohlhaas a la possibilité de poursuivre la lutte, peut-être de prendre le pouvoir. Mais par droiture morale il ne le fait pas. Ce n’est pas un révolutionnaire et il ne veut pas, à son tour, abuser de sa position de force. Il veut son droit, personnel, individuel ; mais en cela, c’est malgré tout le droit de tous qu’il défend. Il en devient ainsi l’archétype du révolutionnaire bourgeois et républicain – terme bien sûr anachronique.
Kohlhaas est enfin le fruit de la Réforme protestante : on commençait à lire la Bible sans intermédiaire, sans clergé, ce qui permettait à un homme seul de s’élever, au besoin, contre toute la société s’il considérait défendre un principe essentiel de la parole divine, comme la justice.
Finalement, il paiera cher sa droiture morale. Par les hasards de l’intrigue du roman, Michael Kohlhaas aura la possibilité de sauver sa tête et d’abattre les puissants qui l’avaient condamné. Mais il ne le fera pas. Kohlhaas, c’est l’impératif catégorique moral kantien incarné. Presque. Parce qu’en se lançant dans son combat violent, il outrepasse le concept d’impératif catégorique, prenant le contre-pied de la sentence de Peguy, qui dira, presque cent ans après la mort de Von Kleist : « le kantisme a les mains pures, mais il n’a pas de mains ».
Le cinéaste Arnaud des Pallières a superbement adapté ce roman en 2013, avec Mads Mikkelsen dans le rôle du maquignon assoiffé de justice.
Michael Kohlhaas
Heinrich von Kleist
Éditions Mille et une nuits, 206 p.
2013, première publication 1808, traduit de l’allemand