Nourrir la bête

Un livre d’Al Alvarez

Au pays de Galles, deux amis partagent un unique costume. Ce n’est pas leur truc, les costumes. N’en avoir qu’un les arrange : ils ne peuvent pas aller ensemble aux mêmes mariages et enterrements (p. 14). L’un d’entre eux est Mo Anthoine, alpiniste. L’anecdote pose bien le grimpeur, qui n’aime pas la lumière des exploits, pour qui l’alpinisme n’est pas un sport, parce qu’il n’y a pas de compétition. C’est une activité totale, où il s’agit de penser avec son corps. L’escalade est pour Mo « un passe-temps anarchique et amusant » (p. 28).
Mo et ses amis ne sont pourtant pas des caricatures d’esthètes new age ou de sportifs taillés pour la com’. Ils picolent, fument en escalade. Il fait ses propres travaux de bâtiment – détail amusant de l’amateur de gros œuvre, ce qu’il « aime dans les églises, c’est qu’elles n’ont qu’une seule pièce » (p. 72).
Mais Mo Anthoine, grimpeur placide qui ne s’inquiète pas et n’anticipe pas les mauvaises nouvelles, est un grand, admiré et reconnu. Un grand qui a toujours voulu et su rester simple : après un passage particulièrement difficile en montagne, où ils ont frôlé la mort, trempés et épuisés, il dit à ses compagnons : « Bon, c’est toujours mieux que de détartrer un chauffe-eau à Sheffield » (p. 46). En embuscade de sa bonne humeur faussement dilettante, il y a pourtant une grande capacité à évaluer les risques en montagne, sans doute la clé de sa longévité sur ce terrain (p. 27). Il aime se laisser des marges de sécurité.
Nourrir la bête Lui qui préférait les expéditions discrètes dit à propos des médias qui l’ont suivi au cours de l’une de ses rares expéditions sponsorisées : « Ils voulaient soit le sommet, soit un mort. Pour eux, tout ce qui était entre les deux était un échec » (p. 28).
Pour moi qui n’ai jamais mis les pieds très haut en montagne, les récits d’alpinisme sont d’un grand exotisme. Mais, souvent, la littérature n’y trouve pas son compte. Al Alvarez écrit haut, intense, avec un style qui m’a fait penser au grand écrivain des mers de Patagonie, Francisco Coloane.
« Nourrir la bête », c’est l’expression de Mo Anthoine pour décrire ce qui le pousse à « courtiser l’inconfort » (p. 47). « Moi, je ne trouve pas qu’arriver au sommet soit si important. Tu peux toujours avoir une deuxième chance. Ce dont tu te souviens après une expédition, ce n’est pas le moment où tu es debout au sommet, mais ce que tu as traversé pour y parvenir » (p. 65).
Pour finir et renforcer mon admiration pour ce beau portrait, Al Alvarez m’a touché au cœur avec une petite perle sur les cormorans, mon oiseau fétiche : « […] Son pont rouillé était envahi d’oiseaux de mer, des cormorans pour l’essentiel, pareils à des travailleurs maussades attendant leur train du matin » (p. 89).


Nourrir la bête – Portrait d’un grimpeur
Al Alvarez
Éditions Métailié, 129 p.
2021



Leo S. Ross
22 09 2021