Vote antifasciste et abstention
(ou comment je vais mettre mon vote dans un état similaire à une superposition d’états quantiques)
Le Pen et sa clique sont des néofascistes, des ennemis. Qui en doute ou le nie l’est aussi. Ils s’épanouissent dans la misère morale et matérielle, et lorsque le pouvoir en place reprend leurs sordides raisonnements.
Mais pour les empêcher d’accéder au pouvoir, aujourd’hui, il faudrait voter pour un jeune bankster, médiocre mais chanceux porte-flingue des grands intérêts financiers qui ont déployé toute leur puissance médiatique pour le hisser au second tour de l’élection présidentielle.
Ce type et ses proches vont essayer, pendant cinq ans, d’ubériser les Français tout en travaillant à « libérer » la fortune des plus riches. Dans son sillage barbote un impressionnant chapelet de responsables opérationnels et idéologiques de ces dernières, ceux qui n’ont cessé d’accroître les inégalités, de restreindre les libertés, de condamner l’environnement.
Macron sera élu, une rapide analyse des reports de voix du premier tour permet d’en faire l’hypothèse la plus certaine.
Mais voter pour lui, c’est approcher le Front national du pouvoir, dans cinq ans.
Depuis le premier tour de ces élections, les progressistes et gens de gauche subissent pressions et leçons : votez Macron ! La démocratie est en danger !
C’est très peu probable, mais vrai.
Mais ne voyez-vous, donneurs de leçons, qu’il est bien plus certain que voter Macron c’est reporter et augmenter le danger ?
Et puisqu’il en va de la République et de la démocratie, pourquoi ne fait-on pas le même procès en complicité avec le fascisme au candidat Macron qui refuse obstinément d’amender son programme pour rassembler ? Je finis par croire que leur réelle motivation est de nous humilier, en nous forçant à choisir entre le parti du capital et celui du fascisme.
Nous avons toujours fait notre devoir antifasciste, ce qui est loin d’être le cas des grands capitalistes et néolibéraux. Faut-il rappeler comment se comportent les grands patrons sous les régimes fascistes ? Faut-il rappeler que les « Chicago boys », économistes chiliens formés au néolibéralisme aux USA, ont appliqué leurs sales principes « d’économie libérée » sous l’aile bienveillante de Pinochet ?
C’est à Macron d’amender son programme pour créer les conditions du vote massif qui devrait répondre à Le Pen.
Il ne le fera pas, je ne voterai pas.
Voilà où j’en étais.
Et je me suis même dit que plus son score de vainqueur serait faible, mieux ce sera. Mais je perdais mon sang-froid. Il s’en foutra, de son score ; il sera gagnant et fera son sale boulot. Et nous, nous devrons résister aux réactionnaires et continuer à montrer qu’un autre futur est possible.
Satisfait de mon analyse et de mon positionnement politique, je me suis souvenu qu’il y a un risque. Macron est très mauvais, l’arithmétique électorale n’est jamais certaine.
Minime, très minime, mais il existe
Et j’ai aussi constaté : je n’ai pas un emploi précaire et sous-payé, mon patronyme, mon lieu d’habitation ou ma couleur de peau ne font pas de moi un bouc émissaire en première ligne du Front national. Je ne suis pas – plus – un militant actif, politique, syndical, antifasciste, féministe, des droits de l’Homme, écologiste, zadiste ou des quartiers.
S’ils arrivent au pouvoir, en toute hypothèse, je ne serai pas de leurs premières cibles.
Les premières cibles seront celles et ceux qui ne peuvent pas voter. Ces gens venus d’ailleurs, souvent plus français que moi à force de volonté, mais que les gouvernements « républicains » de ces dernières années, de « gauche » comme de droite, expulsent au mépris de toute humanité, laissent crever en mer, ces gens auxquels l’État refuse le droit de vote et qu’il humilie avec ses cartes de séjour et son insupportable machinerie administrative.
Certes, il n’y a qu’à regarder le nombre de réfugiés que la France de Hollande a accueilli (comparez avec l’Allemagne) pour se convaincre que les idées du Front national, ça fait longtemps qu’elles ont métastasé toutes les strates du pouvoir. Ce qui explique en partie le succès de Le Pen. Faire les yeux doux aux fascistes, c’est ajouter le déshonneur à la défaite assurée.
Mais pour ces hommes et femmes qui ne peuvent pas voter, comme pour tous ceux qui peuvent voter mais leur ressemblent, avec le Front national au pouvoir, ce sera certainement pire encore.
Voter contre la néofasciste, c’est voter pour le néolibéralisme qui nous fait crever et la fait prospérer. Mais moi qui pose le problème en ces termes ne serais pas le premier dans le collimateur, ni de l’une ni de l’autre.
Tenaillé par ces paradoxes, je me suis souvenu de ce que dit souvent la femme que j’aime et qui me supporte : l’amour, l’amour et l’empathie avant tout. Mais comment diable trouver de l’amour dans tout ça ?
En donnant. C’est un ami qui m’a donné l’idée. Il m’a rapporté les mots d’une sombre employée préfectorale qui répondait à sa femme, allée renouveler la carte de séjour de leur fille : « actuellement, la prochaine carte sera de quatre ans. Si ça ne change pas ».
Alors je vais « donner » mon vote à l’épouse de mon ami. Elle n’a pas le droit de vote. Le hasard a voulu que ce soit à lui que je confie une procuration pour le premier tour. Alors il ira voter pour lui (et je ne sais pas quoi, si ce n’est que ce ne sera pas pour Le Pen) et pour elle, avec ma voix. Le contrat est simple : elle en fait ce qu’elle veut. Ne pas voter, voter nul, blanc, ou Macron (la probabilité qu’elle vote Le Pen avec ma voix est quasi nulle). Et ni elle ni mon ami n’ont rien à m’en dire.
Voilà comment je réussis à ne pas voter pour Macron, à « donner » mon vote à quelqu’un à qui la République le refuse, et, très probablement, à réduire le – faible – risque de voir la France présidée par une néofasciste.
Mais tout cela me coûte énormément. J’en veux énormément à ceux qui ont voté Le Pen et Macron. Je sens comme le pays se crispe et se tend. Voilà donc aussi comment ce qui aurait pu être un moment de consensus se transforme en promesse de radicalité.
(mon vote sera ; la probabilité qu’il participe à contrer la néofasciste est très élevée, mais il restera à jamais dans une superposition d’états avec l’abstention pour cause de refus du néolibéralisme)