Magellan
Un livre de Stefan Zweig
« L’homme qui crée est soumis à une loi plus haute que la loi nationale »
Qui a savouré Vingt-quatre heures de la vie d’une femme, Amok, La confusion des sentiments ou Le joueur d’échecs se délectera de cette biographie de Magellan. 1519. Le navigateur portugais, Amiral d’une flotte espagnole, part chercher un passage au sud de l’Amérique, que les Européens viennent d’atteindre. Un passage qui ouvrirait une nouvelle route vers les précieuses épices d’Orient.
L’écriture de Zweig projette Magellan dans la grande littérature, et son souffle place son voyage au creux des siècles, en disant comment ce périple bouleversa les hommes du XVIe siècle :
« Depuis qu’un navire a quitté le port de Séville et, allant tout droit devant lui, est revenu à son point de départ, la preuve est faite que la terre est une boule et toutes les mers une seule mer. […]. D’autres explorateurs pourront faire encore des découvertes de détail, qui compléteront l’image qu’on a du monde, mais sa forme fondamentale a été donnée par Magellan. […] En un quart de siècle l’humanité en a appris plus sur elle-même qu’au cours de milliers d’années qui ont précédé. Et les hommes qui en l’espace d’une seule génération ont vécu ces choses inouïes sentent qu’ils entrent dans une ère nouvelle : celle des temps modernes. »
Nous pourrons bien partir explorer, mais c’est fait, le monde est connu. Magellan et quelques autres l’ont fait. Restent des détails. Même la grande île de Patagonie, la Terre de Feu, porte la trace de ce premier tour du monde, puisque ce sont les feux des Améridindiens Selk’nams qui inspirèrent ce nom aux hommes de Magellan.
Fernão de Magalhães, navigateur hors pair doté d’un impressionnant courage physique met les voiles parce qu’il sait qu’il y a un passage au sud. Il croit savoir, il possède les cartes d’un certain cartographe allemand, Martin Behaim. Mais « ce n’est que parce qu’il a cru détenir un secret que Magellan a pu résoudre le grand secret géographique de son époque. Ce n’est que parce qu’il s’est donné de toute son âme à une erreur périssable qu’il a réussi à découvrir une vérité impérissable ».
Le navigateur était taciturne, secret, silencieux, brutal. Il a cependant pressenti la nécessité de raconter, « et c’est ainsi que surgit brusquement au milieu de tous ces navigateurs, chercheurs d’or et aventuriers, un étrange idéaliste, qui ne se lance pas dans l’aventure pour la gloire ou l’argent, mais par amour sincère du voyage, pour la simple joie de voir, d’apprendre et d’admirer. C’est précisément cet homme qui deviendra pour Magellan le membre le plus important de son expédition. Car qu’est-ce qu’une action qui n’est pas racontée ? ». Projection dans la littérature, toujours.
Antonio Pigafetta, le chroniqueur du bord, fera partie de la poignée d’hommes qui reverront l’Europe au bout de trois ans, et son récit nous parviendra.
Ce premier tour du monde, c’est un esclave qui le fera. Henrique, que Magellan ramena de Malacca en 1511, comprend dans l’archipel des Philippines quelques mots des autochtones que l’escadre rencontre après avoir traversé le Pacifique. Magellan comprend alors qu’il a réussi. Il sera tué dans une escarmouche peu après. Dans son testament il avait affranchi Henrique mais son successeur voulut le retenir comme interprète. Alors Henrique s’enfuit et nul ne sait ce qu’il advint de lui.
Mais l’humanité avait fait le tour. Par les vents et par le verbe.
Post-scriptum – Juillet 2024 :
Une discussion récemment organisée avec Romain Bertrand autour de son livre « Qui a fait le tour de quoi – L’affaire Magellan » m’a éclairé d’une autre lumière cette biographie de Magellan, ainsi que celle d’Amerigo Vespucci. On peut lire ces livres comme les dernières tentatives de Stefan Zweig pour sauver ce qui peut encore l’être de l’Europe universaliste et multiculturelle qu’il voit sombrer dans les abîmes du fascisme et de la guerre. Sans cacher les sombres aspects des « grandes découvertes », il idéalise ses personnages historiques (cf. la conclusion de l’article sur le Magellan de Bertrand), mais c’est une idéalisation mélancolique et tragique, qui dit l’Europe en laquelle il veut encore croire. Cette idéalisation meurt de désespoir et par suicide, le 22 février 1942, à Petrópolis.
Magellan
Stefan Zweig
Les Cahiers rouges – Grasset, 268 p.
1938, traduit de l’allemand